JOURNAL DE TRAVAIL (1998-2003)

28 décembre 2008

Octobre-novembre 1999

Mise à jour le 24 octobre 2018

Remarque

Si octobre fut un mois de transition, novembre-décembre 1999 furent deux mois durs. Tout en continuant à mettre en forme mes souvenirs de guerre algériens, qui avant d’être écrits, furent souvent racontés, je commençais à traverser le discours nazi, écumant la bibliothèque du Goethe-Institut.

Ne sachant pas travailler sans établir un certain rapport d’intériorité à un objet d’étude, j’avais des difficultés à lire les ‘textes’ nazis. Je parvenais à lire attentivement deux pages au plus, je me surprenais à penser à autre chose. L’ennui m’évade. J’étais donc obligée de relire ce que je lisais sans lire.  Je décidai, pour accrocher, de traduire l’article que je venais de lire sans lire, écrit par Julius Streicher** sur la Révolution française,  intitulé  Die Talmudrevolution – La Révolution talmudique, paru dans Der Stürmer à  Nuremberg, le 8 novembre 1941, p. 1-2*.

* Léon POLIAKOV/ Joseph WULF, Das Dritte Reich und seine Denker, Dokumente und Berichte, Fourier  Verlag , Wiesbaden, 1989 (1959, première édition, arani-Verlag Berlin) [POLIAKOV-WULF].

** Julius Streicher fut un nazi de la première heure, fondateur à Nuremberg de la section NSDAP, en 1921. Deux ans plus tard, il crée le Stürmer. En 1933, il dirige le Comité central de défense contre les campagnes juives de dénigrement et de boycott – Zentralkomitee zur Abwehr der jüdischen Greuel- und Boykotthetze. Général des SA, Gauleiter de la Franconie de 1925 à 1940. Exécuté le 16.10.1946. Exécution pour délit de sale gueule. Aussi. Il avait un côté répugnant. Albert Speer, architecte des projets faramineux d’Hitler (projet Germania), ministre de l’Armement et de la Production de guerre –  mais  bel homme, appartenant à l’élite allemande, sauva sa belle tête… Ce n’est pas le seul.

 *

Dans les textes d’un certain nombre de dignitaires nationaux-socialistes, l’usage de la langue allemande est à la hauteur de la pensée, souvent au ras du bitume ou si abstraite qu’elle en devient absconse. Je le savais, mais je n’avais jamais cherché à traduire ces textes, j’ignorais donc ce qui m’attendait.

Après avoir peiné sur le texte de Streicher, la grammaire m’en paraissait souvent défectueuse, j’envoyai la première traduction à une amie allemande, qui ne s’interroge pas comme moi sur le matériau linguistique, mais qui écrivant, et lectrice frénétique, a un sens très fin de sa langue. Le verdict tomba : j’avais traduit en bon français un texte “wischi-waschi”*, ce qui était faire trop d’honneur à son rédacteur ! Un Allemand peine à comprendre, il faut qu’un Français peine aussi à comprendre, sans quoi, ce qui est en jeu risque de lui échapper. Elle devait venir à Paris, nous en reparlerions. De plus, elle me demandait de vérifier le texte, la syntaxe de certaines phrases lui paraissant douteuse.

* De wischen-waschen – essuyer-laver, du ménage vite fait.

Je changeai de fusil d’épaule et j’examinai le fonctionnement du texte comme je l’aurais fait pour un texte littéraire.  Car curieusement, en traduisant en bon français (peut-être pour qu’il devienne clair à moi-même) j’avais régressé sur le plan théorique, et donc sur le pan méthodologique. J’avais traduit de langue à langue, et non pas un texte dans son fonctionnement propre.

Je repris la traduction, explorai les formes grammaticales, pour mieux cerner les  distorsions et en comprendre les stratégies.

Au sortir de mes ruminations sur le texte de Streicher, je lisais le Journal allemand –  Deutsches Tagebuch d’Alfred Kantorowicz, avec délectation. Alors que le discours nazi m’hébétait, le journal de Kantorowicz me buvait. Un certain bonheur, exaltant et douloureux, car notre siècle a été féroce pour ces inflexibles.

Le travail d’analyse et les pages du JOURNAL DE TRAVAIL (journal de lecture, d’événements faisant échos aux préoccupations du moment, commentaires de journaux, etc.) s’imbriquaient. Ayant décidé de publier les analyses sans leur contexte, je reproduis donc ici les pages de JOURNAL, de lectures en particulier, certains des fragments m’apparaissent aujourd’hui, comme une manière d’introduction, à des formes de ce que j’ai appelé l’Intime nazi, dans lequel je pénétrais lentement.

 

OCTOBRE 1999

 

Lundi 11 octobre

La drogue, une affaire privée ?

Dans Libération (11.10.1999), il est question d’une manifestation dans le quartier Max Dormoy, contre le crack et la présence d’un centre de soins pour toxicos au cutter convaincant, qui exigent des passants, commerçants…, une participation à l’achat de leurs drogues.  Un ancien de Katmandou qui «n’est pas une bonne sœur», «libéral», estimant que «chacun se met ce qu’il veut dans les orifices de son choix» dit trouver insupportables les effets fascisoïdes de la drogue : «mais aujourd’hui, ici, on commence à s’éloigner très fort de la civilisation», osait-il dire ! Car, il faut oser pour parler de la drogue et de ses effets sur le quotidien des habitants dans certains quartiers.

Des amis qui habitent près d’un centre pour toxicos, dans un autre quartier de Paris, proche de la République, sont obligés de s’offrir un gardien de nuit pour éviter de brûler vifs. Lors de bagarres, pour s’éliminer réciproquement, des toxicos ont mis le feu à un escalier de bois.

Dans nos sociétés divisées, la ligne de partage entre riches et pauvres traverse aussi le champ de la drogue. Les riches (il faut entendre ici, ceux/celles qui ont les moyens de payer leurs drogues) ont des dealers/dealeuses distingués/ées qui deviennent des amis/ies (disait Le Monde), les démunis doivent se débrouiller. Pathétique, la mendicité d’un drogué, d’une droguée, qui commence à sentir le manque. Et dangereuse.

Des citoyens, des politiques, nombreux, parlent de liberté. Osent parler de liberté. Une amie, qui fut conseillère dans un arrondissement parisien, le XIIIe, alerta en 1981, des élus/élues socialistes sur le début de la drogue dans les lycées. — Et la liberté, qu’en faites-vous ? avait rétorqué une conseillère. Socialiste. Elle s’obstina. Aujourd’hui, dans Paris-sur-Sicile, elle serait l’objet d’intimidations multiformes et multicolores. Au vu et au su de tout le monde.

L’ extension «démocratique» de l’usage des drogues à toutes les couches de la société, y compris aux plus démunis, pose de sérieux problèmes que la répression exaspère.  Et le laisser-faire politique  aggrave le problème. Ce ne sont pas, comme il est dit,  les  policiers qui sont responsables de ce laisser-faire, ils ne décident pas de la politique à appliquer, ils font ce qu’on leur demande. Certes, avec plus ou moins de zèle, voire de rectitude pour certains.

Que faire? Attendre les effets de boomerang de cette extension? Et en attendant? On s’accommode de voir des gens jeunes, gris et défaits, parfois titubants, livrés aux intempéries ? On s’accommode des cutters sous le nez, de la menace permanente et imprévisible ? On accepte   «d’être internés chez soi»  par la peur à partir  de  «22 heures» ? comme disait Sassi (52 ans) «d’une voix posée» ? Bref, on s’accommode des nouvelles formes de violence fascisoïde que l’usage des drogues génère. La qualité de la vie quotidienne, du vivre ordinaire, n’est-elle pas, ne devrait-elle pas être, un élément essentiel de la démocratie, pensée par des ‘socialistes’?

Quand la loi est bafouée à tous les coins de rue, sur toutes les places, que les réseaux très denses des pourvoyeurs jouissent de complicités multiformes dans toutes les couches de la société, et de manière ‘internationaliste’, la loi est devenue obsolète, il faut en changer. Comme pour l’avortement. La répression participe des effets pervers de la drogue. Et de plus, elle est inefficace. Trop juteux. Trop corrupteur. Elle fait d’un problème “privé”,  un problème politique et éthique majeur, en obligeant les politiques à tenir un double langage.

Dépénaliser en douce sans changer la législation autorise tous les arbitraires. Pourquoi, par exemple, livrer en pâture Françoise Sagan pour dix grammes d’héroïne ou tel autre individu du monde de la chanson avec quelques grammes de chanvre ? QUI avait des comptes à régler avec QUI ?  Est-ce Sagan qui était visée ?

Qui donc aura le courage d’assainir une situation aussi perverse, qui donc aura le courage d’entreprendre de vraies campagnes d’informations dans les écoles où tout commence, où des enfants hauts comme trois pommes, prennent l’habitude des réseaux et de l’argent facile, laissant en jachère leurs talents, jouissant de dominer le petit copain qu’on a fait plonger, et le cas échéant, vous insultant s’ils vous considèrent comme un gêneur? Fille de pute, m’a dit récemment un très jeune garçon, de 60 cm au plus, passant devant ma porte. Si l’insulte que je connais depuis mon adolescence me flatte, elle m’attriste aussi, tant elle dit de choses sur ce gamin, son environnement familial, sa vie de petit-frère de dealer. Ce gamin et sa bande sont le futur de notre société.

Si le discours pseudo-libertaire banalise, la dépénalisation devrait inventer des solutions pour tenter de mettre un frein aux effets pervers de la drogue sur la société civile, sur l’économie, sur la politique. Bavarder sur le blanchiment de l’argent, créer des commissions chargées de rédiger des rapports, ces feuilles de vigne si coûteuses, n’est pas simplement hypocrite, mais témoigne d’un mépris certain pour les  citoyens.

La drogue ne serait-elle pas aussi une manière nouvelle de gouverner? Les laissés-pour-compte camés ne sont dangereux que pour les citoyens ordinaires, pas pour les politiques, par ailleurs bien protégés. Leur énergie (souvent étonnante) est rivée à un seul but, la came, l’argent de la came. On sait que dans les ghettos noirs américains, la drogue ne tombe pas du ciel. Les bandes s’entretuent, les jeunes s’autodétruisent, le racisme fait ses comptes, sans avoir à se salir les mains.

Il arrive que des citoyens, plus désespérés parce que veufs d’un enfant ou victimes de sa violence, se demandent  s’il est utile — aujourd’hui — d’être aux commandes de l’État, pour “gouverner”, manipuler, sur le mode totalitaire ou fasciste.

Peut-être même est-ce une des formes nouvelles des luttes religieuses en cette fin de siècle, car, comme le dit si bien un mollah afghan, «si des non-musulmans souhaitent acheter de la drogue et s’intoxiquer, ce n’est pas à nous qu’il appartient de les protéger» [Libération du 26-27 février 2000, Afghanistan : le nouveau Triangle d’or]. Grâce aux taxes perçues, ces mêmes mollahs qui interdisent la vente de la drogue en Afghanistan, maintiennent un régime d’oppression, sur les femmes en particulier. Qui commencent, elles aussi, à se droguer…

*

« Cela nous ramène à ce que j’appelle « la maladie du lien » : le mal qu’on a à supporter des liens mouvants qui ne vous tiennent qu’en partie, et le désir ou le fantasme d’un lien qui tienne absolument. On le trouve dans les drogues et les sectes, ce lien total qui vous fixe et vous épargne l’angoisse de n’être pas assez « tenu » ou maintenu. Car la drogue est recherchée pour le lien qu’elle procure pour l’addiction qu’elle impose, pour l’accrochage dont ensuite on se plaint comme un esclave traînant ses chaînes et qui serait affolé à l’idée de les perdre ».
Daniel Sibony, Du vécu de l’invivable, Psychopathologie du quotidien, Paris, Albin Michel, 1992, p. 50.


*

La drogue, une vieille histoire, oui, mais...

Les  drogues, disent les défenseurs branchés, ont toujours existé. C’est vrai. Leur découverte remonte dans la nuit des temps, liée vraisemblablement au tri alimentaire des plantes. Mais dans toutes les sociétés traditionnelles connues qui usent d’hallucinogènes, la drogue est l’objet de codifications strictes, son usage est de part en part socialisé. Le temps et l’espace en sont ritualisés. Nombreux sont les récits de ces sociétés à  rappeler les effets pathogènes des plantes hallucinogènes. Seule l’ingestion ritualisée, c’est-à-dire socialisée, finalisée, permet d’échapper à ces dangers, ingestion qui par ailleurs exige un apprentissage (initiation chamanique). Nombreux aussi, les récits à mettre en scène des situations de confusion entre « les figures de l’autre monde avec les objets tangibles du monde sensible, ou inversement » 1), l’issue en est généralement dramatique (mort des protagonistes).

Pour Tahca Ushte 2), un Sioux qui distinguait nettement le rêve de la vision, la recherche spirituelle (extase mystique) de l’extase par la drogue, qualitativement différentes malgré des ressemblances, la drogue n’était pas la voie la plus sûre pour parvenir à « une vision ». Celle-ci exige que l’individu en quête de savoirs soit à l’écoute de ses «voix intérieures», à l’écoute du monde (p. 13). Une quête qui est aussi une ascèse qui impose purification préalable  et  solitude.

— N’importe  qui peut  rêver, disait-il, la vision, elle,  exige une recherche spirituelle.

Il ajoutait :

Et si vous prenez une herbe,  — eh bien, même le garçon  boucher  derrière  son comptoir  peut accueillir  une vision, une fois qu’il a mangé le peyotl. La vision véritable doit être provoquée par vous-même – The real vision  has to come  out of your  own juices. […] Le peyotl, c’est pour les malheureux (p. 60).

La vision est quête de connaissances. Les voies d’exploration étant multiples, Tahca Ushte considérait son ami et collaborateur,  Richard Erdoes  — artiste européen — comme un «chamane du monde occidental», c’est-à-dire un penseur. Jean-Pierre Chaumeil intitula son ouvrage sur le chamanisme chez les Yaga du Nord-Est brésilien : Voir, savoir, pouvoir. [Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1983]

D’une manière générale, pour le chamane qui use d’hallucinogènes  :

[…] le jeu de composition et de recomposition des agencements multicolores qui se déploie sur le fond-plan de la terre de l’herbe blanche n’est pas seulement bon à regarder,  et mais « bon à penser » 3).

Considérée comme une des sources principales d’inspiration, la «vision» hallucinatoire ou rêvée, après ascèse, apportait la caution «religieuse» à la forme nouvelle de masque, de récit, d’interprétation rituelle, etc. pensée par le sujet-quêteur. Un don des ancêtres, garant «de la validité de l’innovation»,  notait Françoise Girard au sujet de l’art océanien 4).

Les relations de l’individu au social ne sont pas rompues, mais renforcées, le sujet-quêteur étant  le transformateur reconnu du discours social.

Nous sommes loin de l’Occident, de ses jeunes gens gris, mendiants, agressifs ou défaits, loin des effets pervers sur la société civile.  Maîtrise et non servitude du «lien total qui vous fixe et vous épargne l’angoisse de n’être pas assez «tenu» ou «maintenu». Certains disent «jouissance». Pour le profit de quelques gros requins, manipulant le menu fretin qui pense pouvoir participer au festin.

En bref, on retombe toujours sur le même constat, hélas, banal : la drogue est devenue, comme tout ce qui touche au plus essentiel de l’humain, marchandise, son statut de marchandise prohibée décuplant sa nocivité sociale.

*

Yawira*, fille de l’Anaconda-poisson,   avait apporté pour son époux Jaguar, de la maloca* sub-aquatique de son père, deux plantes rituelles, le tabac et la coca. Elle en offrit un morceau à son époux. Mais au début de leur union, commente le récit tatuyo, la pensée de l’époux était encore celle d’un enfant sauvage, il  mangea avidement le don de sa femme. Il en fut malade et se vida 5).

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« Voyager » pour abolir le temps et l’espace? La drogue est certes le chemin le plus rapide, mais le prix à payer n’est-il pas élevé pour l’immense majorité des usagers? Si les médecins ouvraient les portes des hôpitaux psychiatriques aux adolescents, peut-être réfléchiraient-ils avant de suivre les conseils de camarades qui n’ont d’autres buts que de les instrumentaliser, à des fins de pouvoirs-sur (ne serait-ce que sur leur porte-monnaie et celui de leurs parents).

Pour certains démunis, laissés-pour-compte, c’est peut-être aussi une forme nouvelle de lutte de classe pervertie, génératrice de servitudes nouvelles pour les vaincus-vaincues. Et de jouissances pour les meneurs de jeu. Le mépris de certains dealers pour les vaincus disent aussi des rapports sociaux. Voire des revanches. Celle ou celui qui geint au bout du portable donne un sentiment de pouvoir au détenteur du bien convoité, sentiment qui s’inscrit dans la voix, dans le corps. Ni réjouissant à écouter ni réjouissant à voir tant le fascisoïde y devient visible.

Et si certains avaient trouvé là, un moyen de «neutraliser» la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir des sociétés démocratiques ? La drogue, comme l’alcool, est un sûr révélateur de ce que sont les individus à un moment de leur histoire. Du côté vendeur comme du côté consommateur. Le plus souvent, c’est attristant — et inquiétant pour la société civile.

*

Mythologies et autres fictions de l’inconscient créateur

Les états hallucinatoires stimuleraient la créativité. Mais, les expériences hallucinogènes décrites par des ethnologues témoigneraient surtout de leurs limites, infirmant les assertions de Peter T. Furst et quelques autres 6) qui considéraient, non sans lyrisme, les expériences psychédéliques comme source de la vie mystique, racine de la pratique religieuse, origine de l’art, expérience fondatrice de la culture humaine. Sous couvert de nobles propos, l’auto-justification.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler l’expérience d’un ethnologue, Gerardo Reichel-Dolmatoff [1970, 1974] qui, pour tenter de mesurer le rôle culturel d’un hallucinogène  et son influence sur la créativité artistique, dans une société amazonienne 7),  avait bu  dans le cadre d’un rituel, le yagé amer.  Dans les formes hallucinées décrites, il est aisé de repérer deux filtres culturels, l’un artistique, l’autre scientifique/technique, qui transforment les formes naturelles (animales et/ou végétales) en formes scientifiques ou artistiques. Ainsi les formes qui évoquent en premier «comme la queue d’un paon deviennent comme un fond de miniatures persanes, comme des tapisseries tibétaines, des arabesques, une súra du Coran». L’enchaînement analogique est un voyage dans l’Orient et l’Extrême-Orient. D’autres formes évoquent des peintures de Rouault, des vitraux. Ces formes se transformant deviennent «comme de la mousse, des moisissures sur une lentille d’appareil photographique, des microphotographies d’ailes de papillons ou de coraux marins, voire comme d’anciennes plaques de serrure ouvragées des portes ; des préparations microscopiques colorées ; parfois comme dans un livre de médecine.»  Rien d’original dans ces jeux d’anamorphoses qui témoignent «de la terre natale du voyageur».

Les Barasana 7), eux, rêvaient de masques, de parures rituels, de colliers de perles, des belles plumes de l’oiseau caurale, ils entendaient  les instruments de musique, jurupari… Chez les Yagua, mais pas seulement, il existe une étroite relation entre le contenu des récits d’initiations chamaniques et celui des récits fondateurs, les similitudes apparaissent très nettement quand on les soumet à une analyse proppienne. Qui pense qui et quoi ? De la poule ou de l’œuf ?

L’anthropologie cognitive qui, dans les études sur le chamanisme, a tenté d’éclairer la question de savoir si l’expérience hallucinogène intervient de manière active dans la vie, la pensée,  la culture, les créations culturelles (art, musique, littérature orale, etc.), ou si elle n’est qu’une projection des formes culturelles, apporte aussi des réponses très contrastées. On oscille entre des assertions et des négations non moins catégoriques. Les réponses ignorent la dialectique subtile, mouvante de l’individu et du social.

Il est difficile d’exclure la dimension individuelle, subjective de l’expérience hallucinatoire — portée par un projet.  Visible, dans les sociétés où le masque joue un rôle important. Chez les Esquimaux,  la profusion des formes atteste la singularité du rêve de chaque “initié”. Le masque est donc à la fois culturel et individué. Le rêve étant une manière de réinvestir la culture, de la questionner, de l’actualiser, c’est-à-dire de la garder vivante, en la faisant passer par du sujet. Vrai de toutes les productions artistiques. Partout et toujours.

Derrière l’argument de la créativité stimulée par les états hallucinatoires se profile le vieux mythe de l’inconscient créateur.

Peut-être permettent-ils de lever des barrages, des censures, de réactiver des «noyaux d’enfance» et les angoisses qui les traversent, d’entrevoir des formes insolites, etc., mais la création proprement dite, c’est-à-dire la création d’objets (masques, objets rituels…) ou de pensée, comme production d’un sujet, passe par nos lobes frontaux qui ont une fonction critique et distançante. Que du très singulier se sémiotise dans les processus de création est évident, en d’autres termes, que l’inconscient soit partie prenante dans la création est certain, c’est même ce qui spécifie le créateur, celui dont Baudelaire disait, qu’il n’avait pas peur de son inconscient, mais le rêve le plus riche, le plus dense est d’une insigne pauvreté comparé à un récit, à un poème, à une toile… Il n’est pas possible de dissocier la création de la conscience critique, et je dirai même que plus l’inconscient est volcanique par accumulation de problèmes, de “nœuds”, de traumas, plus la conscience critique doit être aiguë pour qu’un individu puisse devenir sujet-créateur. Ce n’est pas l’inconscient qui est créateur, mais le sujet qui a le courage de laisser passer de son inconscient. Et qui est capable d’alchimiser ce qui parfois affleure.

Toute création comme production intensive implique une activité cérébrale intense, et c’est la création elle-même qui devient drogue, avec ses effets physiologiques, bien connus (épuisement, surmenage, sommeil perturbé, dépression…). Kafka développait ce type d’acuité sans drogue, par une pratique de l’écriture-ascèse qui rappelle ces macérations chamaniques ou d’initiation (jeûnes en particulier) qui provoquent des réactions biochimiques aux effets qui ont un quelque chose d’hallucinatoire, l’écrivain voyant le monde que sa plume engendre.

La littérature psychiatrique démontre la fragilité de l’inconscient créateur. Quant aux fous/folles, créateurs/créatrices, dont on peut voir les productions dans des musées européens, sont de bien des points de vue, des extralucides qui fuient dans la folie parce que ne pouvant résoudre autrement les problèmes dans lesquels ils sont englués. Les fragments de discours, qui parfois, accompagnent les dessins, sont d’une lucidité implacable. Jakic Vojislav [Serbie] qui n’avait pas lu Artaud, écrivait sur un dessin : « Ceci n’est pas un dessin ou une peinture, mais une sédimentation de douleur. » [Relevé au Musée d’Art brut de Lausanne].

Pour abolir le temps, l’espace, se défaire du poids du corps, et donc de son identité, pour déstructurer les logiques qui permettent de nous orienter dans le monde sensible, pour libérer des forces, intensifier des perceptions, etc., il existe bien d’autres voies, plus patientes certes, mais plus riches d’ouvertures sur soi et le monde. Et sans dangers neurologiques.

Sans avoir à tourner le dos à ses responsabilités sociales.

 

P.-S avril 2009. À lire et méditer : dans Perspective monde

[http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=876]

 

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1. Patrice BIDOU, Le Travail du chamane, Essai sur la personne du chamane dans une société amazonienne, les Tatuyo du Pirá-paraná, Vaupès, Colombie, in Revue de l’Homme, janvier-mars 1983, XXIII [I], p. 5-43; p. 27-28.
Les Tatuyo, tribu segmentaire de 300 individus, du cours supérieur de la rivière Pirá-paraná, Vaupès colombien. Font partie des populations tucano et arawak qui constituent un vaste complexe culturel de l’Amazonie contemporaine au nord-ouest.
2. De Mémoire indienne, Plon, 1977 (Lame Deer Seeker of Visions, 1972) en collaboration avec Richard ERDOES.
3. BIDOU, 1983, p. 28.
4. GIRARD Françoise, in CHEFS D’ŒUVRE DU MUSÉE DE L’HOMME, Paris, Musée de l’Homme, 1965, p. 97
5. BIDOU, 1983, op. cité, p. 10-11.

* Yawira,  fille de l’Anaconda-poisson, est une héroïne civilisatrice des récits tatuyo de la création du monde. C’est elle qui introduit les plantes cultivées, le manioc amer en particulier, base de la nourriture tatuyo, après avoir copulé avec Jaguar-terre. De ces vomissements poussèrent des plants de tabac. En tatuyo, la coca porte le nom de l’amant de Yawira, en l’occurrence son beau-frère, Nyake  qui mourut épuisé d’amour, les bras en croix. De ses membres exténués, poussèrent les premiers plans de coca. Si la coca et le tabac sont associés à la gloutonnerie (sexuelle ou alimentaire, les deux plantes étant le plus souvent associées dans de nombreux récits amérindiens du Nord et du Sud), le Yagé (Banisteriopsis caapi), en revanche, est associé à la “pureté”. Enfant d’une femme qui n’a pas été touchée par un homme, le Yagé, plante de la sublimation aide à penser et à dire.

* la maloca  est une grande habitation collective qui abrite une famille étendue en ligne paternelle

6)  Cf. LA CHAIR DES DIEUX, L’USAGE RITUEL DES, PSYCHÉDÉLIQUES, TEXTES RÉUNIS PAR PETER T. FURST ET TRADUITS DE L’AMÉRICAIN, PAR VINCENT BARDET, Wasson/Furst/Wilbert/ Sharon/Fernandez/La Barre/ Reichel-Dolmatoff, ÉDITIONS DU SEUIL, 1974, p. 56-92. [ORIGINAL : Flesh of the Gods : The ritual use of hallucinogens, 1972, Gordon Wasson]
7) Les Barasana sont les  voisins méridionaux des Tatuyo dans le bassin de Pirá-paraná,  Indiens Tukano, du territoire de Vaupés (région amazonienne au nord-ouest de la Colombie).

 


Jeudi 21 octobre 1999

Propos d’exilée

L’entre-deux ou le cul-entre-deux-chaises

J’ai rendez-vous à l’Institut-Goethe avec B., une exilée iranienne, fille d’un musicien célèbre, qui, en ce moment, milite à Paris pour défendre les étudiants et les Juifs iraniens arrêtés. Tandis que nous remontons l’Avenue d’Iéna, elle fait un historique précis sur le Parti communiste iranien. J’ai le sentiment d’avoir déjà entendu cette histoire !  Le Parti, infaillible comme le Pape, multiplie les erreurs et les meilleurs des militants sont assassinés.

Le Parti avait soutenu Khomeyni, parce qu’«anti-impérialiste, anticapitaliste».  Suffisant?  Complicité inconsciente du  PC d’Iran dans les processus de sacralisation du politique?  Parmi les militants, «des poètes, des écrivains, des artistes…» qui «faisaient un énorme travail dans le champ de la culture». C’est ainsi que de larges couches de la population découvrirent, entre autres, des pièces de  Brecht qui,  en Iran, ont été traduites par des poètes, des écrivains. «Brecht en français» lui est «inaudible, fade».

Le PC d’Iran, qui avait  accepté la liquidation des ultra-gauche, vit son tour arriver. Les  militants communistes étaient connus, ils furent arrêtés et immédiatement liquidés.

Lors de la première vague d’émigration, sous le Chah, les communistes qui fuyaient, étaient bien reçus dans les pays de l’Est qui les aidaient. La deuxième vague eut moins de chance. Ceux qui parvinrent à fuir, comme le mari de B., connurent un destin sombre, la Russie n’en voulait pas, ils devaient aller en Afghanistan, où il y avait la guerre…

*

Les exilés  iraniens sont nombreux à Paris, dit-elle. Beaucoup de chauffeurs de taxi, certains sont des artistes, des écrivains, des professeurs, des musiciens, qui préfèrent conduire,  pour ne pas avoir de patrons sur le dos. Il suffit d’échanger trois phrases,  pour entendre leur niveau de culture. Mais les Français ne font pas l’effort de découvrir ces richesses humaines.

Elle se croit obligée de tempérer ses critiques, en disant qu’il existe des Français “sympa”, — ça existe, faut  pas  croire, dit-elle en riant.

Je lui explique que je suis française, fille de macaroni, que j’ai connu le racisme au lycée, celui d’élèves et de professeurs vichystes, et que donc je ne crois pas à l’excellence des Français. Le pire et le meilleur se côtoient comme partout ailleurs, avec, comme en Angleterre, une tradition ancienne de luttes pour la liberté. C’est bon à cultiver.

— Il faut apprendre à faire avec la connerie humaine et  plus on commence  tôt, mieux c’est, même si  dans un enfant ça cogne plus dur que chez un adulte. Cette connerie fut, pour moi, un aiguillon. J’étais une bonne élève, et devancer des petits Gaulois était un sport et une manière de me construire. C’est dans l’enfance que j’ai appris à ne pas savoir où m’asseoir: chaise italienne (mon père) ou chaise française (ma mère) ?  La législation variait. Mon père qui ne voulait pas se “naturaliser” [quel drôle de mot !]  ne cessait de se battre, non sans hargne, pour que ses filles soient françaises. L’administration est rusée, certains de ses agents xénophobes aussi sont rusés, il fallait prouver que ma mère n’avait pas renoncé  à sa nationalité lors de son mariage. Où trouver pareille preuve ?  Au lycée, la directrice et la censeure étaient vichystes, on m’inscrivit comme “italienne”, en attendant les preuves. Mon père fit le siège d’un Procureur  et parvint à faire modifier l’inscription.

Pour le consulat italien, la femme et les enfants d’un Italien étaient italiens. On menaça mon père de ne pas renouveler son passeport, s’il n’inscrivait pas ses enfants au consulat. Il fit un bras d’honneur, insulta les fonctionnaires de l’État italien, rentra furieux. La scène se renouvela deux ou trois fois. Nous n’avons jamais été inscrites sur les fichiers du consulat.

À l’école primaire, ma sœur avait remplacé la rondeur vigoureuse du O final du nom de famille par un e (muet, français).  Un de ces vrais et honorables instituteurs-de-la-République remit les choses en ordre :

— un nom italien était  aussi respectable qu’un nom français, et c’est à toi de le démontrer! lui avait-il dit, en lui donnant  une taloche.

Elle revint humiliée, pleurant.

B. écoutait en silence, étonnée.

*

L’entre-deux auquel Daniel Sibony a consacré un ouvrage, j’en connais tous les avantages qui compensent largement les souffrances de l’enfance. Envers et contre tout, je continue à penser que l’exercice permanent du cul-entre-deux-chaises est un bon exercice, ça muscle non seulement les fesses, mais aussi la cervelle. Je n’ai cessé d’en vanter les mérites.

Ceci dit, pour un enfant, c’est dur. Même très dur.

 

 

NOVEMBRE 1999

Quand passer-par n’est plus s’informer…

 

Jeudi 4 novembre 1999

De quelques ouvrages sur le nazisme

Après-midi au Goethe-Institut. Je feuillette des livres sur le national-socialisme, parcours l’ouvrage consacré au film de Gerald Green,  Holocaust, qui déclencha une polémique en Allemagne.

Au fil des pages, je mesure, une fois encore,  l’importance de la réflexion éthique sur produire une image. Godard encore. Claude Lanzmann aussi. Holocaust traitait de l’Extermination avec les recettes éprouvées de la fiction télévisuelle, jouant librement des citations, donnant de l’importance à des faits historiquement considérés comme mineurs, prétendant répondre aux désirs supposés de certains téléspectateurs. Film qui, d’une certaine manière, donne du grain à moudre aux révisionnistes qui ont beau jeu de dénoncer les “inexactitudes”.

Mais, le film a dévoilé ce qui restait à faire. Martin Broszat, historien, se demandait si les historiens avaient suffisamment œuvré pour une large connaissance de la Shoah. Il semblerait, dit-il,  qu’il soit difficile pour les historiens de parler des exécutions massives, des chambres à gaz…, l’historien étant plus à l’aide dans le maniement des idées que dans l’évocation de l’horreur. J’ai tendance à penser que c’est l’affaire des artistes, des poètes. Et des témoins. Même si la littérature perd  connaissance devant Auschwitz, disait  Brecht.

J’emporte trois ouvrages qui ont pour objet le national-socialisme, dont un théorique de Martin Broszat qui interroge  la complexité des problèmes que pose l’étude du IIIe Reich. Un problème historique qui déborde les traditionnelles questions de méthodologie, d’épistémologie. Qui fonctionne sur le mode dualiste  occidental : historiciser vs  ne pas historiciser?  continuité vs discontinuité? Et ainsi de suite. Dualisme où se glisse le présent du politique, pis, où peuvent prendre racine des thèses révisionnistes.

Le deuxième ouvrage a pour titre, «Personne n’y était et personne ne savait rien». L’opinion publique allemande et la persécution des Juifs» 1), se compose d’analyses, de témoignages qui, tous, disent la même chose, ON SAVAIT, TOUT LE MONDE SAVAIT. À Munich, à Berlin ensuite, les débuts du nazisme sont marqués par une mise en scène de la terreur. Et les pogromes, comme théâtralité de la terreur, c’est fait pour être vu. L’état dans lequel sortent les prisonniers politiques qui ont séjourné dans des camps de concentration, aussi, même s’ils se taisent. L’opinion publique allemande ne pouvait pas ignorer la persécution des opposants,  des Juifs, plus ou moins massive suivant les Länder.

À l’étranger aussi on savait, des évadés de camps concentration publient dès 1933, des ouvrages qui décrivent les méthodes des nationaux-socialistes. Gerhart Seger, député socialiste du Reichstag, échappé d’Oranienbourg, en dénonce la sauvagerie, en 1933 [Oranienburg, La pensée sauvage, Paris, 1933. Publié sur internet en PDF]. De fait, ON POUVAIT SAVOIR. Des journalistes et pas seulement de gauche, alertent l’opinion publique quand les lois anti-juives sont édictées. Des manifestations ont lieu à Londres, à Paris…

Sur le plan idéologique aussi, on savait, pouvait savoir. Des DOCUMENTS SUR LE NATIONAL-SOCIALISME ont été publiés par les Éditions Sorlot (Nouvelles éditions latines, proches de l’extrême droite), des textes de Goering, Rosenberg, des sermons anti-nazis de l’archevêque de Munich, von Faulhaber (dont les prises de position étaient, par ailleurs, très contradictoires) ont été traduits. Dès 1934, Mein Kampf est traduit en entier par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, malgré l’opposition de son auteur, et publié hors commerce, la presse en rendit compte pour mettre en garde l’opinion publique. Plus de 2000 articles furent écrits.

Mais, quand Wolfgang Langhoff publie en 1935, Die Moorsoldaten : 13 Monate Konzentrationslager, traduit en anglais, en français par Armand Pierhas sous le titre Les soldats des marais, Sous la schlague nazie chez Plon, l’émotion des débuts du national-socialisme est tombée. Le Reich s’est stabilisé, au grand soulagement des Européens, les  Jeux olympiques de 1936 lui ont donné une légitimité internationale, Hitler and Co. ont  les mains libres pour persévérer dans leurs desseins de mises à mort. Desseins annoncés.

ON SAVAIT. En Allemagne, ON SAVAIT, parce qu’ON VOYAIT.

Mais, pouvait-on imaginer ce qui se passait, ce qui allait se passer au-delà des pogromes? Des fragments d’informations suffisent-ils à construire un savoir sur cette réalité-LÀ?  La représentation de l’horreur pouvait-elle aller jusque-LÀ?  On oublie la nouveauté de cette entreprise-LÀ. Les déportations, la torture, la mise en esclavage de populations, les sévices dans les prisons, l’arbitraire policier, on connaissait, on connaît. Les pogromes aussi qui traversent toute l’histoire des Juifs, dès le moment où le christianisme devient religion dominante en Occident. La dépossession aussi, elle avait été inaugurée par les Croisés de la première heure. Mais, déporter — en toute hâte — des femmes, des hommes de plus 70 ans, en fin de vie, pour les gazer, parce qu’ils sont juifs, se saisir d’enfants handicapés, les jeter dans des puits, dans des voitures pour les gazer reste un événement unique. Possible  et  impossible, disait un poète en colère, René Char.

Pouvait-on savoir  ce qui sera au bout quand la machine s’emballe en 1941?  Les citoyens ordinaires peuvent-ils savoir que ces exactions au quotidien, considérées comme des ‘faits divers’ regrettables, s’inscrivent dans un projet plus vaste qui progressivement prend forme, qu’elles constituent une mise en condition progressive, un dressage idéologique, qu’elles sont en quelque sorte des tests qui mesurent le degré  d’acceptation de l’horreur, à un moment donné, en Allemagne, mais aussi sur le plan international ?

Ajoutons que même ceux/celles (infirmières de la Croix rouge, entre autres) qui sont les premiers, les premières à découvrir la réalité des camps de concentration, des camps d’extermination, ne comprennent que très partiellement ce qu’ils/elles découvrent. Ce qui explique, d’une certaine manière, des comportements pour le moins ‘déplacés’ (un euphémisme).

Une confusion, me semble ici à l’œuvre, entre être informé, et donc toujours de manière fragmentaire, et savoir. Un savoir-sur se construit, il a toujours une  visée épistémique, même modeste. Qu’est-ce que je sais du génocide rwandais? J’ai emmagasiné des images d’horreur, des phrases d’horreur, j’ai lu des informations contradictoires. Bref, je ne sais rien, aussi longtemps que je me contente de miettes, dispensées dans la presse, les médias, c’est-à-dire aussi longtemps que je n’entreprends pas une démarche pour tenter de construire un savoir-sur.

Le savoir implique des créations de liens entre des éléments épars. Dans le quotidien, on engrange des fragments d’information, et on s’en contente. Ces fragments ne deviennent savoir que s’ils sont systématisés (même très partiellement) dans des processus de compréhension. De tentatives de compréhension, toujours partielle. Au fil des ans, j’avais lu des ouvrages sur le nazisme, sur l’extermination des Juifs, etc., mais j’ai le sentiment d’avoir acquis un certain savoir depuis que je travaille de manière systématique. Depuis surtout que je passe par les documents, c’est-à-dire les matériaux des historiens, et non plus seulement par le discours historien.

Le quotidien du citoyen ordinaire se vit au présent, y compris le quotidien de la violence qui, de plus, interdit de se projeter dans le futur. Les sapiens en ont une longue, très longue habitude. Ils/elles ont appris à faire-avec. Les violences nazies au quotidien — elles sont nombreuses et pas seulement physiques — semblaient s’inscrire dans la longue histoire de la  violence humaine. Dans une vieille tradition chrétienne de la persécution des Juifs. Voire, pour certains, de la «violence délinquante» «regrettable». Et pourquoi anticiper sur l’horreur, quand il faut la gérer dans le quotidien?  Aveugles? Refus de savoir? Des prisonniers qui étaient passés par des camps d’extermination disent ne pas avoir pu croire qu’on allait les brûler. Ne pas croire… ne pas imaginer que... n’est pas de l’aveuglement. Peut-être, dans certains cas, un trop d’éthique. Et cette capacité de l’humain à toujours espérer, envers et contre tout, que le pire est derrière lui.

La question  du  savoir mérite exploration.  Pouvait-on se représenter cette horreur-LÀ?  Quels rapports entretiennent le  SAVOIR et la COMPRÉHENSION dont les formes sont multiples?

MAIS, quoi qu’il en soit des réponses, l’important pour le citoyen ordinaire,  c’est la capacité à réagir aux injustices. La  capacité immédiate. Dans le présent. Résister à ce qui se donne, à ses débuts, comme irrésistible. Deux témoignages attestent l’importance de cette capacité réactive au vu des injustices quotidiennes. Mais, ils/elles ne furent pas assez nombreuses/nombreux,  pour bloquer la machine en marche. Parce que subjectivement une majorité d’Allemands, d’Allemandes étaient complices de la politique répressive contre les opposants de gauche (communistes, syndicalistes,  démocrates…) et d’exclusion, visible dès le début. Ou faisaient-avec, par indifférence,  et/ou lâcheté,  et/ou manque d’imagination empathique.

Maria  Comtesse von Maltzan 2)

Le témoignage de Maria  Comtesse von Maltzan est réconfortant. En 1930, elle se rend à Munich pour continuer ses études, elle comprend au vu des ‘faits divers’ que le Juif est devenu l’objet d’une haine fanatique. À l’Université, les professeurs juifs sont pris à partie, un étudiant Borsig se dresse, hurle au nez des nazis, et protège son professeur. Elle admire. Le 27 février, à l’annonce de l’incendie du Reichstag, elle se précipite avec quelques autres,  chez les amis  juifs et les aide à se cacher. Elle continue à aller chez les commerçants juifs, des SS, qui montent la garde, photographient les clients. Elle s’en balance. Elle écrit dans un journal pour améliorer ses fins de mois, en profite pour faire circuler des informations à d‘autres journaux, elle fait des rencontres, dont le Père Friedrich Muckermann. Un petit réseau commence à se constituer. Elle joue parfois de son noble titre, bluffe des SS, refuse d’ouvrir une valise dangereuse. Continue à saluer ses amis juifs dans la rue et à les accompagner. Quand la situation financière des Juifs s’aggrave, elle intervient dans les ambassades berlinoises. Bref, dit-elle  :

«Il fallait être toujours prêt à aider spontanément quelqu’un, car il se passait en permanence des choses graves –   Da mußte man ständig bereit sein, jemandem spontan zu helfen, denn es passierten dauernd schlimme Dinge. » (p. 54)

En 1935, elle va à Berlin, ville internationale qui offre des possibilités nombreuses pour sauver des vies (ambassades, églises suédoises  et nordiques, etc.). Elle héberge à la demande du Père Friedrich Muckermann des prisonniers qui sortent de camps de concentration. Le premier ressemblait à un chien battu tant il était défait physiquement,  psychiquement, «son dos, de  la nuque aux fesses était noir des coups reçus».  Ce réseau d’amis/amies aidera des communistes, des socialistes, des étrangers (polonais), des prisonniers de guerre, des travailleurs déportés… Elle ouvre sa porte aux persécutés qui frappent. La terreur qui chaque jour s’accroît en se nourrissant d’elle-même, n’intimide pas les «Berlinois intègres»  qui «soutiennent leurs amis, les cachent et les couvrent». À Berlin, le cercle des “intègres” est important. Qualitativement. Elle comprend très vite que les Juifs déportés ont peu de chance de survivre. Il faut donc non seulement les aider à  fuir, mais aussi les convaincre de fuir.

Quand les femmes doivent participer à l’effort de guerre, sa connaissance des langues la conduira au service de la censure du courrier. Elle fera disparaître des lettres compromettantes. Il faut les manger ces lettres, car on ne peut les jeter dans les toilettes. Elle n’est pas seule à manger du papier. Soupçonnée et congédiée, elle demande à aller à la Croix-Rouge, pensant que c’était le service le moins compromettant. Elle découvre le sort des Polonaises. Elle s’occupera  de deux enfants russes qui vivront avec son second mari obligé de se terrer.

Une goutte d’eau, bien sûr, mais quand il fait soif, une goutte d’eau est précieuse. Intégrité, sentiment aigu de l’injustice faite à d’autres humains qu’on aide parce que victime, sans se soucier de leurs opinions, statut. Un engagement dans l’immédiat. Au quotidien. Zivilcourage. De l’autre côté, les dénonciations qui permettent d’alléger ses jalousies, ses haines, ses manques… Quantitativement plus importantes que les aides apportées aux victimes des persécutions.

Le racisme comme système de compensation pour de nombreux citoyens ordinaires et moins ordinaires ? La délation au quotidien semblerait le confirmer.

Axel Eggebrecht 3)

Comme Maria Gräfin von Maltzan, Axel Eggebrecht raconte le fascisme au quotidien  dans le Berlin des années trente. Par opposition aux villes du sud de l’Allemagne, Nuremberg, Munich, évoquées dans les articles précédents, et malgré sa “conquête” par Goebbels, Berlin fut une ville relativement honorable.

Axel Eggebrecht commence par évoquer les Jeux olympiques de 1936 qui avaient séduit les visiteurs étrangers, une expérience douloureuse pour les opposants. «Verheerendes – dévastateur».  Le 9 novembre 1938, quand les synagogues brûlent, Eggebrecht a 39 ans, avec derrière lui quelques années de camp de concentration, «et autres choses diverses». Cette journée mémorable, appelée  ironiquement La Nuit de cristal par les Berlinois médusés (et non par les nazis), tombe sur la communauté juive comme un vautour. Arpentant la Sächsischerstraße jusqu’au Kurfürstendamm, il découvre l’étendue des dégâts matériels. Il appelle Ernst von Salomon qui l’avait aidé à la sortie du camp de concentration.  Antinazi ultra-nationaliste, cet officier prussien est un paradoxe vivant, un mélange de Pierre Fresnay et de Stroheim dans la Grande illusion de Renoir. Ils se concertent. Que faire? Appeler la police et leur dire que la populace pille? Une  bonne idée!  Ils appellent donc la police qui leur conseille de se calmer. Manifestement ces deux citoyens n’avaient pas compris qu’il s’agissait de mesures politiques.

Axel Eggebrecht souligne les contradictions du racisme nazi. Helene Meyer est juive, qui offrit au IIIe Reich une médaille d’or aux Jeux olympiques de 1936, elle avait émigré avant 1933, elle revint avec une autorisation. Les nazis aimaient les médailles. Les sportifs aussi aiment les médailles. À Leipzig, un Gauleiter était juif, comme était juif le Feldmarschall Milch.

— C’est moi  qui décide qui est aryen, avait dit Göring.
— Si c’est lui, qui a trouvé ça, alors nous en ferons un aryen, avait dit  Hitler d’un chercheur dans le domaine des acides gras, Imhausen 4), «en partie de descendance non aryenne -teilweise nichtarischer Abstammung».

L’arbitraire du non droit, dit par les nazis eux-mêmes.

Le quotidien est contradictoire, brouillé. Partout et toujours.

Un petit réseau « d’intègres », Eggebrecht dit “normaux”, aide des Juifs à se cacher, l’ile Föhr  était devenue  un lieu de cache privilégié. Il raconte au passage, une ruse. Un Juif de nom Behrisch “wie arisch (aryen)” disait-il avec humour,  marié à une non-juive, voyant le danger venir, se cache à 20 km de Berlin. Quatre jours durant, sa femme joue le rôle d’une épouse éplorée à la recherche de son compagnon. De guerre lasse, la police la conduit à la morgue, rue Oranienburg, où elle identifie son mari dans un noyé devenu méconnaissable. C’est ainsi que Behrisch survécut à lui-même.

L’histoire du Juif Königsberger est plus dramatique. Quand des SS viennent chercher les derniers Juifs du quartier, c’est-à-dire les époux de femmes ‘aryennes’, il avale du véronal. Quand les SS frappent à la porte, il était déjà mort, étouffé. «Encore un qui passe entre les mailles!» jurent-ils. La survie d’Axel Eggebrecht dans le IIIe Reich témoigne de la complexité des situations dans une dictature : il fait des films, après avoir signé un papier où il s’engage à ne pas faire de politique, et qu’il termine par la formule rituelle Heil Hitler, protégé par «un homme en  uniforme SS», un  Sturmführer, Lienhard.

«J’ai fait toute une série de films dont Bel ami, Comédiens, Sang viennois avec Willy Forst. Bien sûr, ce n’étaient pas des films politiques. On peut donc dire, oui avec ça,  tu as soutenu le IIIe Reich. Vrai ! Comme le médecin  qui a soigné le patient. Comme le boulanger qui a cuit ses petits pains. Est-ce aussi simple?»

Und so machte ich eben Filme wie »Bel ami«, »Komödianten«, »Wiener Blut« mit Willy Forst und eine ganze Reihe weiterer. Natürlich war kein politischer Film dabei. Nun kann man sagen, ja auch damit hast du natürlich das Dritte Reich unterstützt. Stimmt !  Der Arzt, der Kranke behandelt hat, hat das auch getan. Der Bäcker, der Brötchen gebacken hat, auch. Ist das so einfach?»

La question des églises chrétiennes face à la question juive

L’ouvrage contient des analyses sur la question des Églises chrétiennes face à la question juive 5). Dont celle de Wolfgang Gerlach. Les silences, voire la complicité active de certaines institutions religieuses (catholiques et protestantes), y sont analysés comme un problème théologique et un problème d’identité de l’Église chrétienne. De fait, une Église dont le fondateur est LE Messie attendu par les Juifs, se trouve en permanence  ébranlée dans sa légitimité même, par les Juifs qui refusent de reconnaître en Jésus le Messie attendu, et de plus un messie proclamé Fils de Dieu, impensable dans le  cadre du monothéisme juif. De l’ordre de l’hérésie.

Une religion qui prétend être la réalisation de la religion qui précède, en ce cas le  judaïsme, est une religion qui fait “main basse”  sur  les textes de l’Autre. Une théologie du déshéritement- Enterbungstheologie, diront des théologiens allemands après l’Extermination.

Dietrich Bonhoeffer (Église Confessante) a été  un des rares théologiens à oser le dire — en 1933. Dans un essai qui avait pour titre L’Église devant la question juive – Die Kirche vor der Judenfrage, il dénonçait avec vigueur les fondements théologiques de l’antisémitisme chrétien :

«Dans l’Église du Christ, nous n’avons jamais perdu de vue l’idée que le “peuple élu”, qui cloua le Sauveur du monde sur la croix, devait endurer la malédiction de son acte pendant une longue histoire de souffrances.»

Dietrich Bonhoeffer mourut au camp de concentration de Flossenberg. Karl Barth regretta de ne pas l’avoir soutenu. L’enfer est pavé de bonnes  intentions, mais aussi de regrets tardifs. L’Église confessante allemande (Niemoller /Barth /Bonhoeffer), commence à s’organiser clandestinement en 1934.

Que des chrétiens, protestants et catholiques, aient aidé des Juifs, que certains aient été déportés, assassinés, ne change rien au problème théologique fondamental. L’antijudaïsme est constitutif de l’identité de l’Église chrétienne qui a façonné au fil des siècles la figure négative du Juif. De l’antijudaïsme à l’antisémitisme, la frontière est si incertaine qu’elle est devenue invisible à certains hommes d’Église.

Travaillant, via Brecht, sur la Bible dans la traduction de Luther, et pensant pouvoir utiliser la traduction française de l’École française de Jérusalem (Éditions du Cerf, 1956), il m’est souvent arrivé de buter sur l’antisémitisme multiforme des commentaires. Considérant le judaïsme comme pré-figuration du christianisme, et le christianisme comme l’accomplissement du judaïsme, considéré nécessairement comme un progrès ‘moral’, les rédacteurs des notes se plaisent à creuser l’écart entre la morale chrétienne et la morale judaïque. Ainsi, «L’ Ancien Testament» devient réservoir d’exemples du pré-chrétien, du pré-logique, du pré-moral. À titre d’exemple, le commentaire de l’histoire d’Abraham et de Saraï qui «porte la marque d’un âge moral où la conscience ne réprouvait pas toujours le mensonge et où la vie du mari valait plus que l’honneur de la femme. L’humanité guidée par Dieu, n’a pris de la loi morale qu’une connaissance progressive» [p.19, note i). Les notes constitue un répertoire des prêts-à-penser de l’Occident chrétien dans ses rapports à l’Autre — en ce cas,  le Juif a remplacé le Sauvage amérindien, africain, dont les langues étaient considérées comme « immorales » et donc dangereuses  pour la traduction du message chrétien. 

Après l’Extermination, la contrition papale a quelque chose d’indécent qui ne s’attaque pas à la racine théologique de l’antisémitisme chrétien. Il semblerait que des responsables des hautes instances chrétiennes soient devenus plus attentifs à ce que parler veut dire. À suivre…

Esther, responsable de la mort de Jésus

Du passé d’enfance fait surface. Des petites camarades de jeu devaient faire leur “communion solennelle”. Durant une semaine, elles firent “une retraite”, et durant cette retraite, des Franciscains de la cathédrale de Casablanca (années 1938-39), leur avaient expliqué, avec images du chemin de croix à l’appui, les infamies que les Juifs avaient fait subir à Jésus. Une vieille histoire qui remonte  aux débuts de l’hégémonie du christianisme (313 quand l’empereur Constantin se convertit).

On imagine ce qui a pu se passer dans la tête des très jeunes futures confirmées, apitoyées par les souffrances de Jésus. Et qui le racontaient à voix basse, comme un secret. Quand  Esther vint, comme à l’habitude, jouer à la marelle, l’une d’elle refusa — le temps de la retraite — de jouer avec Esther, responsable de la mort de Jésus parce que juive. Esther, l’impure, s’en alla les larmes aux yeux.

Quelques jours plus tard, ma mère s’étonnant de ne pas voir Esther, m’invita à prendre de ses nouvelles. Était-elle malade? Je racontai l’incident.

— Et tu l’as laissée partir! dit-elle en m’envoyant une taloche. Esther n’est responsable de rien de tout!  Ce sont des histoires de curé!

Je fus obligée d’aller chercher Esther Azan.

La colère ou plus exactement la surprise de ma mère devait être grande, généralement, elle se contentait d’un proverbe, d’une remarque désobligeante, d’une explication amusée, sans jamais frapper, ni même faire la morale. Cette gifle dit la difficulté qu’elle avait eu à expliquer pourquoi j’aurais dû faire quelque  chose.

J’ai appris plus tard,  qu’elle  ne  tenait  pas en  grande  estime  ces  “messieurs  en  robe  brune  et  sandales”.  Une amie de la famille qui,  pour faire plaisir à sa belle mère, avait accepté de faire un mariage religieux, cinq ans après le mariage civil, avait dû aller à confesse chez ces mêmes franciscains. Elle en était sortie si outrée par les questions posées sur sa vie sexuelle, qu’elle s’était précipitée chez ma mère pour en parler. D’autres rumeurs couraient, nous dirions aujourd’hui pédophiles. Angèle, une camarade de jeux,  italienne, avait dit que le Père x, lui avait fait des chatouilles, avec son gros pouce, là. Longtemps. Sur sa poitrine pas même naissante de fillette. Pour purifier son âme. Son père, sicilien, voulait tuer le curé.

Angèle mourut d’une tumeur au cerveau à l’âge de 6 ans.  Elle fut mon second rapport avec la mort, le premier étant la mort de sa mère. L’image de cette femme au ventre démesuré, au visage calme a quelque chose d’indélébile. Une famille sicilienne qui, en moins d’un an, avait perdu quatre de ses membres. Je me souviens encore du père, petit, arrondi par la pasta. — Il  est comme une statue, avais-je dit à ma mère. Depuis, je pleurais comme une Madeleine, quand j’entendais la si fameuse chanson larmoyante, Les Roses blanches… pour ma jolie maman

*

Des histoires de transferts de responsabilité, des fixations où trouve à se loger le racisme ordinaire. Telles des herbes folles, il fait racines n’importe où.

Je me souviens : mon père — parce que macaroni — était  responsable du “coup de poignard” de l’Italie de Mussolini “dans le dos de la France”, lui qui avait quitté l’Italie depuis tant de lunes. Il fut donc interné. Dans le camp, sous les tentes en plein hiver, il eut une bronchite qui, non soignée, l’handicapa à vie.  Un macaroni, ça ne méritait pas d’être soigné. Ma mère se retrouva seule à diriger le commerce, avec deux jeunes enfants. Il fallait, pour un oui pour un non,  aller dans les bureaux de la mairie, place Lyautey à Casablanca, où de petits fonctionnaires (en majorité corses) faisant du zèle, prolongeaient les attentes. Il fallait demander l’autorisation de prendre de l’argent sur un compte bancaire. Au compte-gouttes. Les ressortissants de l’axe risquaient d’envoyer de l’argent pour soutenir Mussolini. L’humiliation de l’Autre procure de petites jouissances. Encore de la vieille histoire sapiens.

Je revois la gamine que j’étais dans un couloir, attendant, appuyée contre la cloison. Que se disait-elle ? Fabulait-elle, comme à son habitude, pour échapper à ce réel ?

*

Une voix intérieure se demande  si le rapprochement Esther-Père macaroni est licite. Oui et non. Un même désir, chez des adultes, chez de jeunes enfants, de nuire à ces «autres», sous couvert de châtiment mérité pour une faute fantasmée. Ces autres qui n’avaient pas choisi de naître dans une famille italienne ou dans une famille juive. Mais, aussi une différence majeure : l’ancrage historique du macaroni, responsable de la guerre aux yeux des patriotes, fait apparaître l’incongruité du cas Esther, une fillette juive, âgée de cinq-six ans, considérée comme corresponsable de la mort cruelle de Jésus, mort qui se situe dans un temps mythique, objet d’une transmission orale, projetée dans le présent de ces fillettes par la parole dramatisée de Franciscains, porteuse d’un antijudaïsme prosélyte, aux effets pernicieux sur de jeunes enfants poussés à la compassion, source d’identification.

Incongruité qui a le mérite de montrer la perversité de ces “transmissions d’inconscient” comme effets de langage. D’autant plus pervers que les auteurs étaient  « éducateur des âmes », dans un pays, le Maroc, sans tradition antisémite, où les communautés juives d’implantation très ancienne enrichissaient la culture, l’économie par de nouveaux savoirs transmis ; chez les Berbères, premiers occupants du Maroc, certains s’étaient convertis au judaïsme. D’une manière générale, l’Islam maghrébin n’était pas antisémite. Youdi (juif), roumi (chrétien) n’ont jamais eu la charge méprisante des mots youpin, bicot.

Le troisième ouvrage emprunté a pour titre  «Dieu avec nous – Gott mit uns». La guerre  de destruction  allemande à l’Est 6).

Gott mit uns reprend ironiquement une inscription gravée sur les plaques des ceinturons des soldats qui  allaient  participer le 22 juin 1941, à la campagne de Russie  qui, elle-même, portait le nom de code Barbarossa, un nom d’empereur au destin tragique qui, au XIIe siècle,  s’était engagé  avec les rois de France et d’Angleterre, pour la troisième croisade. Après avoir traversé l’Empire byzantin, la Turquie, Frédéric Barberousse  se noya  dans le Cydnos, petit cours d’eau de Cilicie. Il  voulait délivrer Jérusalem comme  les nouveaux croisés voulaient  délivrer  l’Europe  du  bolchevisme.  Car, il s’agissait  bien  d’une  croisade  «Kreuzzug»  dont les buts étaient ainsi définis, le 2 mai 1941, par le  Generaloberst Erich Hoepner, du groupe 4 de l’infanterie blindée (Panzergruppe 4) :

«C’est le combat des Germains contre le slavisme, la défense de la culture européenne contre la submersion moscovito-asiatique, la résistance contre le bolchevisme juif […] Chaque action militaire doit être, tant dans la préparation que dans l’exécution,  dirigée par  une volonté de fer visant  la destruction totale et sans pitié de l’ennemi.»

«Es ist der alte Kampf der Germanen gegen das Slawentum, die Verteidigung europäischer Kultur gegen moskowitisch-asiatische Überschwemmung, die Abwehr des jüdischen Bolschewismus. […] Jede Kampfhandlung muß in Anlage  und  Durchführung von dem eisernen Willen  zur erbarmungslosen,  völligen Vernichtung des Feindes  geleitet sein.» 7)

Mais, Dieu semble avoir veillé sur les intentions,  l’armée de  Barberousse fut décimée, entre autres par la chaleur, l’armée du Führer par le froid et la volonté de feu des soldats soviétiques qui ont instrumentalisé le froid contre une armée qui croyait à la  Blitzkrieg – Guerre éclair.

On aurait raison d’être superstitieux dans le choix d’un code.

Lors de la visite de Paul VI sur les Lieux saints à Jérusalem,  une amie qui couvrait l’événement pour la presse anglaise m’avait dit avoir compris la défaite des croisés! Là où les croisés avaient été écrasés, on ne pouvait pas respirer quand il faisait chaud, on avait les jambes sciées, elle avait failli se trouver mal… Si on imaginait les croisés dans leur armure, alors on comprenait  la suite.

Saladin avait eu l’intelligence de se servir de la connaissance du terrain pour venir à bout de ces armées européennes qui rêvaient de conquête, en les attirant dans un lieu d’enfer.

L’ouvrage  «Dieu avec nous»  est un montage de documents  puisés à des sources diverses. Il a les défauts de tous les recueils de documents, mais aussi les qualités, dans la mesure où chaque document gagne en exemplarité. Il met à la disposition du grand public des documents sur lesquels aucun discours négationniste ne peut venir se greffer. L’entreprise militaro-économique de conquête des richesses de l’URSS s’y affiche comme telle sous couvert d’antibolchevisme. L’éradication systématique des Juifs aussi — sept mois avant la Conférence de Wannsee à travers des décrets, des rapports, des analyses, non seulement de hauts responsables, mais des bourreaux eux-mêmes. Car, les Täter (terme juridique pour désigner les auteurs d’un délit) font des rapports, photographient, filment, écrivent des lettres à leur famille. Documents qui ont servi à Nuremberg et dans différents procès en Allemagne, publiés dans les Actes des procès.

Les auteurs du recueil, Klee (né en 1942) et Dressen (né en 1935), ont publié de nombreux ouvrages sur le nazisme.

Dans l’introduction, il est dit :

« Insupportable ce qui est arrivé, à peine supportable, la lecture des documents — et pourtant, il est  nécessaire de fixer ce qui au nom du Christianisme (« Croisade contre le bolchevisme ») et de l’honneur allemand,  a été fait aux peuples soviétiques : […] Environ trois millions de prisonniers de guerre furent condamnés, dans les camps de la Wehrmacht, à mourir de faim ou furent abattus. Il a été beaucoup question du sort des prisonniers de guerre allemands en Russie, mais l’assassinat des prisonniers de guerre soviétiques n’est pas même, jusqu’à présent, un sujet. »

Des photographies, il est dit qu’elles ont été prises par des soldats allemands :

« La majorité des photos — la plupart  inédites — viennent de soldats allemands. Elles furent jetées avant leur capture ou trouvées par les Soviétiques sur les soldats morts. Que si peu d’entre eux disent avoir eu connaissance des crimes, paraît peu convaincant, si les photos des crimes étaient emportées comme photo-souvenir. » (p. 8).

Empruntées à des sources différentes, les photographies paraissent problématiques aux yeux des historiens. Elles le sont. Mais, si on les considère comme des parcelles d’un tout, elles débordent  l’”anecdotique”, et deviennent des sortes de métonymes, qui  « disent » le tout.

Les séquences de carte-postale dans les Carabiniers de Godard refont surface. Un film qui montrait obliquement la veulerie, la rapacité des consentants ordinaires.  Le film déplut. Je l’ai revu tandis que Sarajevo se mourait. Il était brillant comme un sou d’or, enfoui et retrouvé.

«Dieu avec nous» s’ouvre sur le fragment d’un discours d’Hitler, prononcé le 22.8.1939, à l’adresse des officiers qui attaquent la Pologne. La destruction radicale en est planifiée. Le discours est répétitif, pas moins de 4 verbes commençant par zer (le préfixe de la division destructrice), et 5 ver-nicht-en (nicht étant négation) ;  l’allemand en est misérable (difficile d’en garder les ellipses), mais il est la forme d’un discours qui veut aller à l’essentiel, d’où l’accumulation de formes substantivées, une syntaxe d’appositions, les liens logiques entre les éléments étant de l’ordre de l’évidence, la suppression massive des articles, relativement courante en allemand, a pour effet de mettre en relief les substantifs sans article, et de donner valeur aux articles présents. Comme Streicher, Hitler pousse le système de la langue jusque dans ses limites, donnant  à ce fragment de discours le rythme impératif du style télégraphique.

[Souligné le champ lexical  de la destruction]

Destruction de la Pologne en premier. Même si à l’Ouest (la) guerre éclate, (la) destruction de la Pologne reste au premier plan. Étant donné  (la) saison, décision rapide.

Je donnerai (une) raison-propagande pour le déclenchement de la guerre, indifférent si crédible (ou pas). Le  vainqueur n’est pas questionné, plus tard, s’il a dit la vérité ou pas. Au début et dans (la) conduite d’une guerre, il n’est pas question du droit, mais de la victoire.

Verrouiller (le)  cœur à (la) pitié. Action brutale. Il faut que 80 millions d’êtres humains voient leur droit reconnu. Il faut que leur existence soit assurée. Le plus fort a le droit. (La) plus grande dureté. Rapidité de la décision nécessaire. Croyance ferme dans les soldats allemands. Les crises à mettre uniquement sur le compte de la défaillance des nerfs du Führer.

Première exigence : avancée jusqu’à Weichsel et jusqu’à Narew. Notre supériorité technique brisera les nerfs des Polonais. Toute nouvelle force vivante polonaise se reformant doit être immédiatement détruite. Guerre d’usure continuelle jusqu’à épuisement.  De nouvelles frontières allemandes selon des points de vue sains, éventuellement, protectorat comme avant-terrain. Les opérations militaires ne tiennent pas compte de ses réflexions. (L’) écrasement intégral de la Pologne est le but militaire. Rapidité est la chose principale. Persécution jusqu’à totale destruction.

Vernichtung Polens im Vordergrund. Auch wenn im Westen Krieg ausbricht, bleibt Vernichtung Polens im Vordergrund. Mit Rücksicht auf Jahreszeit schnelle Entscheidung.Ich werde propagandistischen Anlaß zur Auslösung des Krieges geben, gleichgültig, ob glaubhaft. Der Sieger wird später nicht danach gefragt, ob er die Wahrheit gesagt hat oder nicht. Bei Beginn und Führung des Krieges kommt es nicht auf das Recht an, sondern auf den Sieg.Herz verschließen gegen Mitleid. Brutales Vorgehen. 80 Millionen Menschen müssen ihr Recht bekommen. Ihre Existenz muß gesichert werden. Der Stärkere hat das Recht. Größte Härte. Schnelligkeit der Entscheidung notwendig. Festen Glauben an den deutschen Soldaten. Krisen nur auf Versagen der Nerven der Führer zurückzuführen.

Erste Forderung : Vordringen bis zur Weichsel und bis zum Narew. Unsere technische Überlegenheit wird die Nerven der Polen zerbrechen. Jede sich neu bildende lebendige polnische Kraft ist sofort wieder zu vernichten. Fortgesetzte Zermürbung. Neue deutsche Grenzführung nach gesunden Gesichtspunkten, evtl. Protektorat als Vorgelände. Militärische Operationen nehmen auf diese Überlegungen keine Rücksicht. Restlose Zertrümmerung Polens ist das militärische Ziel. Schnelligkeit ist die Hauptsache. Verfolgung bis zur völligen Vernichtung. [..] (p. 12).

Suit le rapport secret du Général de l’Artillerie Walter Petzel (Poznan, le 23.11. 1939), qui atteste la mise en application des ordres du Führer. Il fait état des pillages qui accompagnent les arrestations arbitraires, les exécutions.  Les formations SS ont tendance, note-t-il, à devenir un État dans l’État. Ce qui provoque des tensions dans les troupes, dont le mérite n’est pas toujours reconnu. Il craint des affrontements, qu’il se dit prêt à réprimer au nom de la discipline dans l’armée.

« Dans presque toutes les localités d’une certaine importance ont lieu des  exécutions publiques par les organisations évoquées. Le choix en est très divers et souvent incompréhensible, l’exécution maintes fois indigne.

Dans de nombreux cantons, la totalité des  propriétaires terriens polonais a été arrêtée et internée avec leur famille. Les arrestations étaient presque toujours accompagnées de pillages.

Fast in allen größeren Orten fanden durch die erwähnten Organisationen öffentliche Erschiessungen statt. Die Auswahl war dabei völlig verschieden und oft unverständlich, die Ausführung vielfach unwürdig. (p. 13)

In manchen Kreisen sind sämtliche polnische Gutsbesitzer verhaftet und mit ihren Familien interniert worden. Verhaftungen waren fast immer von Plünderungen begleitet.»

Petzel manifestement n’a pas entendu le discours du Führer.

Le pillage est un leitmotiv de tous les rapports. La diversité des verbes est grande (ausgeplündert, ausgeräubert...). Ce qui ne peut être emporté, comme le bétail, est abattu (abgeschlachtet) ou brûlé (abgebrannt).

Le général note qu’il n’est jamais question dans les communiqués officiels,  de guerre contre la Pologne, l’armée allemande se serait contentée de prendre aux Polonais les armes livrées par les Français et les Anglais. Les soldats qui s’en étonnent, contestent par ailleurs les différences de solde entre les soldats et les formations SS.

Dans les villes des blocs entiers de maisons sont vidés, les habitants déportés. Dans les camps, l’état sanitaire est si grave que les épidémies menacent l’armée allemande elle-même. Hitler pensait que la rapidité d’exécution, Blitzkrieg, suffirait à tout maîtriser.

Les solutions radicales : de l’ordre évident de la pensée infantile.

Je me souviens, à Grasse, où je passais des vacances avec mes neveux, l’année du putsch de Pinochet. En septembre 1973. J’écoutais les nouvelles et je me sentis vaciller quand j’ai entendu la fin de Salvator Allende dont je suivais l’expérience avec fièvre. Mes neveux, avec qui je jouais, ont perçu le blêmissement. Comment expliquer à de très jeunes enfants un putsch militaire? Je simplifiai en décrivant un combat entre des gentils et des méchants. Les jours suivants, la mort du chanteur Victor Jara, aux mains coupées, me donna  l’occasion de préciser la nature du combat.

Mon neveu, haut comme deux pommes, pour me consoler, me passant la main sur le visage, dit avec conviction :

— Tu verras, quand je serai grand, je les tuerai tous.

Avec un bel accent d’intensité sur tous. Espérant vraisemblablement effacer l’événement et réactiver mon désir de jouer.  Ce tous avait déclenché, je me souviens, une réflexion sur les désirs d’éradication. La promesse de mon neveu révélait la nature infantile de ces désirs. Je me rappelle avoir relu le Chant des pirates de  Brecht, où une serveuse rêve d’éradiquer tous les clients qui l’ont humiliée. Une ville entière.

Brecht voit clair qui met en mots non pas, comme il est dit et répété, le désir révolutionnaire d’en finir-avec, mais l’irréalisme de ce rêve de revanche qui est l’aveu même de l’impuissance politique. En ce cas, l’impuissance politique d’une servante isolée qui fantasme ses désirs de revanche.

Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments.
René Char

 

Suite du rapport secret du  Général de l’Artillerie Walter Petzel.

 

«Dans plusieurs villes furent menées des actions contre les Juifs  qui dégénérèrent en débordements les plus graves. À Turck, le 30.10.39, trois voitures SS sous la direction d’un haut dignitaire SS, traversaient la ville, en frappant sans distinction la tête des gens dans la rue, avec des lanières de bœuf et de longs fouets. Il y avait aussi des Allemands parmi les frappés. Finalement, un groupe de Juifs fut poussé dans la  synagogue, là, ils furent obligés en chantant de ramper entre les bancs, pendant qu’ils étaient frappés au fouet par les SS.  Ils furent ensuite obligés d’enlever leur pantalon, pour être frappés à même les fesses dénudées. Un Juif qui d’angoisse fit dans ses pantalons, fut obligé de barbouiller le visage des autres Juifs de ses excréments [..]

Rapport du Wehrkreiskommando XXI (Posnan) au Commandant en chef de l’armée de réserve

Posnan, le 23.11.1939

I c 86/39 secret

In mehreren Städten wurden Aktionen gegen Juden durchgeführt, die zu schwersten Übergriffen ausarteten. In Turck fuhren am 30.10. 39 drei SS-Kraftwagen unter Leitung eines höheren SS-Führers durch die Straßen, wobei die Leute auf der Straße mit Ochsenziemern und langen Peitschen wahllos über die Köpfe geschlagen wurden. Auch Volksdeutsche waren unter den Betroffenen. Schließlich wurde eine Anzahl Juden in die Synagoge getrieben, mußten dort singend durch die Bänke kriechen, wobei sie ständig von den SS-Leuten mit Peitschen geschlagen wurden. Sie wurden dann gezwungen, die Hosen herunterzulassen, um auf das nackte Gesäß geschlagen zu werden. Ein Jude, der sich vor Angst in die Hosen gemacht hatte, wurde gezwungen, den Kot den anderen Juden ins Gesicht zu schmieren. […]

Bericht des Wehrkreiskommandos XXI (Posen) an den Befehlshaber des Ersatzheeres»

Posen, den 23.11. 1939

I c 86/39 geheim

En écho, un autre détail

Walter Grab, autrichien, raconte aussi une histoire de fèces. À Vienne, un 25 avril 1938, six semaines après l’occupation de l’Autriche par les nazis, des  Juifs (une quarantaine) sont raflés dans la rue et conduits dans un gymnase,  fréquenté par des enfants juifs. Dans ce gymnase,  les nazis (« un régiment de SA ou de SS ») avaient abondamment déféqué :  «Le sol et les murs étaient entièrement recouverts d’excréments. Ça puait bestialement. [..]». Ils les obligèrent à nettoyer ces “chiottes”. «Ils riaient et braillaient durant 10 ou 15 minutes, se moquaient de nous, parce que nous avions peur». Ce n’était encore qu’un jeu – «einen Jux». Un jeu de preuve : les Juifs sont sales. Ce n’était pas une action organisée comme le pogrome du 9 novembre qui suivra. Seulement, un amusement de populace  –  einen  echten  Pöbelspaß. Car, à Vienne, en 1938, c’étaient des gens du peuple qui prenaient des initiatives antisémites. Dès l’Anschluß. Grab estime que les brutalités antisémites autrichiennes dépassèrent tout ce qui s’était déjà vu en Allemagne.

De l’inconscient parle à voix haute. Certes. Mais la catégorie clinique rituels de pathologie sexuelle suffit-elle à rendre compte de cette violence-LÀ? Un peu court.  Je me refuse à user d’un vocabulaire clinique : pathologie sexuelle, sadisme, haine de soi, de son corps, problèmes identitaires… et autres tutti quanti des catégories ‘explicatives’, forgées dans un certain cadre, la cure, qui ne peuvent pas rendre compte d’une réalité nouvelle, historique.

Dans son témoignage, Walter Grab rapporte et commente avec justesse un détail. Un camarade de classe de l’école primaire, Lichtenegger, le reconnait, la rencontre lui est désagréable. «Je sentis qu’il ne voulait pas m’humilier, moi, c’est-à-dire le Juif qu’il connaissait, mais le Juif anonyme, le croquemitaine juif de la folie raciste des nazis». Il l’autorise à quitter les lieux. «Le Juif»  est un monstre qu’il faut  écraser, anéantir, mais pas le camarade de classe Grab, que l’on a connu comme un  être humain. Non, pas celui-là». La folie antisémite, abstraite, a buté sur la rencontre d’un Juif réel.

Grab met le doigt  sur un  point  essentiel  du  discours raciste en général : l’Autre, en ce cas le Juif, est une abstraction, un effet de langage. On l’aura peut-être remarqué, dans le discours du général Erich Hoepner, Germanen (le combat des Germains), un groupe ethnique composé d’individus s’opposait à Slaventum (slavisme), une entité abstraite. Le choix des termes pointe la cohérence.

Mardi 9 novembre 1999

Anniversaire de la chute du Mur, 10 ans déjà. Je me souviens : une étudiante rémoise avec qui je bavardais me dit :

— Vous devez être contente, ça va faciliter vos déplacements, vous n’aurez plus à vous énerver!
— Oui, bien sûr,  mais je ne peux  pas m’empêcher de ricaner,
avais-je répondu, en faisant une grimace de ricanement.

Devant son regard interrogatif, je lui dis qu’ils/elles allaient très vite se réveiller avec une sacrée gueule de bois dont ils auraient du mal à se remettre. Mais quand B., euphorique, me téléphona le soir du 9 pour m’inviter à venir «voir ça !», je me tus.  La joie des libérés était trop agréable à entendre. Aujourd’hui, elle se refuse à m’accompagner sur le  Kurfürstendamm.

Pourquoi,  répètent les opposants  qui  avaient  enclenché la contestation, ne nous a-t-on  pas  permis  d’expérimenter notre 3e  voie?  Leur  naïveté politique  me navre et me ravit. Les Ossi ne connaissaient notre société qu’à travers les mythologies de leurs désirs, encore que certains artistes, intellectuels, qui avaient obtenu un visa de visite temporaire pour l’Ouest,  le pouvoir espérant s’en débarrasser, avaient très vite compris sur place,  quel était le prix à payer pour une liberté relative. C’était devenu une blague, quand ils revenaient, ils  disaient avoir mißbraucht (faire un usage illicite) de la confiance du gouvernement.

Les Ossi ont été refaits comme les Iraniens contestataires  qui voulaient obliger le Chah à démocratiser le régime, et non pas le chasser pour être gouvernés par Khomeiny. «On ne le connaissait pas, c’est un produit d’importation étrangère. Nous, on voulait plus de démocratie, on voulait  que  le Shah comprenne… on ne voulait pas le chasser!» m’a-t-on dit et répété. Un chauffeur de taxi, musicien exilé, me dit un jour sur un ton rageur :

— Khomeiny ? c’est une affaire de CIA, d’Occidentaux, c’est vous, pas les Iraniens !

Interloquée d’étonnement !

Mais, si j’avais été Berlinoise ossi, j’aurais participé à la liesse générale. Il suffisait de séjourner un mois en RDA  pour comprendre et partager ce désir irrépressible de passer la frontière.

La manière dont on traite la question du communisme, à cette occasion,  est d’un simplisme affligeant. Je repense à un ami polonais, Nateck Globus, dissident communiste qui atterrit au CNRS (Sciences) et qui, vingt années durant, se battit pour  introduire plus de démocratie dans une instance qu’il estimait féodale. Mais oui, féodale ! Un jour furieux, il me dit :

Mais arrête avec ta démocratie française !  Il y avait plus de démocratie — à la base — dans la Russie de Staline que dans ta  pseudo-démocratie française !

Je n’en croyais pas mes oreilles.

Il pouvait parler pendant des heures de sa vie en URSS et des luttes au CNRS, non seulement contre la bureaucratie scientifique française, mais aussi contre les Cégétistes, membres du PCF. “Un gauchiste”, donc!   Je n’ai — hélas — jamais réussi à lui faire écrire ses souvenirs de Polonais juif qui trouva refuge en URSS, après avoir assisté, adolescent, au massacre de sa famille par les nazis. Toujours fuyant devant l’avancée des troupes allemandes, il se retrouva en Ouzbékistan, à Tachkent.  La description de sa vie de réfugié dans des immeubles où cohabitaient généraux sans insignes (à l’époque) et ouvriers d’usine, était passionnante. Un conteur, pétri d’humour. Il savait se  moquer en racontant une blague juive, bien adaptée à la situation. Une manière élégante de  contourner le narcissisme du moqué… Comme ma mère et ses proverbes en patois mentonnais.

Le film de Frank Beyer,  La trace des pierres – Spur der Steine, que l’on pouvait voir à L’Arlequin, dans le cadre du festival du film allemand (3-8 novembre 1999), montrait la complexité de la situation, les ouvriers étaient plus libres que les membres du Parti. Ce que disait Nateck, tout dépendait du groupe social auquel on appartenait.

Ces discours globalisants, anticommunistes ont des effets pervers, entre autres de censure. Pourquoi par exemple, dans des documentaires télévisuels sur les  Brigades internationales, il est question des Anglais, des Français, mais pas des communistes allemands (ni du reste, des antinazis allemands non communistes), qui ont participé aux combats antifascistes? Ces communistes, ces humanistes allemands, savaient que l’avenir se jouait en Espagne,  et que la défaite du fascisme en Espagne aurait pu changer le  cours de l’Histoire du XXè siècle. Ce type d’ellipses (conscientes ou inconscientes, peu importe) est grossier.

Les traditions nationales ont teinté les communismes nationaux de nuances qui interdisent les globalisations : le communisme des Polonais, des Tchèques différait du communisme allemand — un communisme de vaincus — la tendance libertaire y était plus marquée,  et ainsi de suite. Quant au communisme de Staline, il constitue comme le nazisme, une singularité. Qui me semble ancrée dans la culture religieuse russe, dont le pouvoir, à certains moments, se sert.

Mercredi 10 novembre 1999

Les PUF de la Place de la Sorbonne devraient disparaître. La sébastopolisation du cœur du Quartier Latin  se  continue. De la fripe, de la fritte, de la pizza, de très médiocre qualité. Peut-être faudra-t-il transporter le Luxembourg, la Sorbonne, le Collège de France ailleurs. Mais où?

Me lamentant sur la disparition annoncée de cette librairie auprès d’une employée, je l’entends  dire :

Je m’en fous qu’elle disparaisse ! Je préfère être au chômage que de continuer à travailler dans cette boîte,  on est traité comme des moins que rien! Ah! si vous saviez…

Stupéfaite et attristée. Encore une illusion qui s’évapore, je pensais qu’on pouvait être heureux de travailler dans une librairie.

Suite nazie 1

Rêve SS  de colonisation

En contre-point du rapport du Général de l’Artillerie Petzel, un encadré : le document est signé par un  SS-Sturmbannführer, il énumère les mesures à prendre pour exécuter l’ordre du Führer : faire des territoires polonais occupés, une «Prusse  allemande», d’où la nécessaire et rapide «liquidation  de tous ses éléments polonais  – physische  Liquidierung  aller derjenigen polnischen Elemente». Il termine sur une phrase qui ressemble à un regret, il est probable  que  « de toute manière, à la fin et malgré toute la dureté, seule une fraction des Polonais seront détruits dans la Pologne de l’Ouest (à titre approximatif  20 000).  –  Auf jeden Fall wird am Ende trotz aller Härte nur ein Bruchteil der Polen in Westpreußen vernichtet sein (schätzungsweise 20 000)». Les tueurs découvrent que le meurtre de milliers de personnes n’est pas une affaire simple. Qu’il faut du temps. Beaucoup de temps. Avant et après. Car, si  tuer ne demande que quelques minutes, la préparation des exécutions exige des heures. Pour ne pas parler que de l’après.

Suit le rapport de trois responsables de la Wehrmacht, sur l’exécution publique d’une femme de 22 ans et d’un homme, deux Polonais, tombés sous le coup de la loi martiale (standgerechtliche Erschiessung), mi janvier 1940 à Tomaszow. Avant de les exécuter, on les torture.  La femme a droit — comme toujours, suivant la loi des mâles — à des traitements spéciaux, qui disent la perversité et le mépris :

— Je suis curieux de savoir, si elle porte une culotte, dit le fonctionnaire de police, coiffé d’un casque militaire (Stahlhelm).
— Ça, de toutes manières, nous le verrons, ils vont être traités par moi,
il ajouta «chauffe bien le four».

Le feu servait pour la torture. Quand la femme, frappée à deux reprises par ce même fonctionnaire de sa main gantée de cuir — une première fois sur les reins, une seconde fois au visage, le coup «claqua comme un coup de pistolet» (elle ne creusait pas assez rapidement sa fosse) — quand la femme donc saignant du nez et de la bouche, ne pouvant plus se relever, souleva ses jupes en guise d’explication :

« […] on pouvait voir que ses dessous étaient, presque jusqu’aux genoux, pleins de sang. Elle avait dû avoir ses règles à la suite de l’émotion. Le fonctionnaire de police qui se tenait près de la fosse devant elle, dit : «Voilà que celle-là a reçu ses étrennes, pas de baisage* donc. »

[…] hob ihre Röcke hoch, so daß man sehen konnte, daß ihre Unterwäsche fast bis zu den Knien vollkommen mit Blut getränkt war. Sie mußte auf die Aufregung ihre Blutungen bekommen haben. Daraufhin sagte der Polizeibeamte, der noch an der Grube vor ihr stand: «Jetzt hat die auch noch die Kirmes* gekriegt, nun wird nichts aus der Fickerei*.» (p. 16-18).

* Kirmes (menstruations en langue vulgaire),

* Fickerei (baise), des mots lourdement machistes qui contiennent tout le mépris du monde pour la femme. Pas spécifiquement nazi, je le concède.  Mais — toujours et partout — fascisoïde*. Ce rapport est associé à une  photo trouvée dans les archives de la Gestapo à Zloczew : une plage de corps enchevêtrés qui portent les marques de cruels traitements.

* Dans mon lexique, et pour aller vite, le fascisme est la forme politique du fascisoïde ordinaire.

Ce chapitre s’achève sur des notes de Martin Bormann, le fidèle secrétaire,  après une conversation avec Hitler à Berlin, le 2.10.1940. En fait, un petit traité colonial, la Pologne comme réserve de main d’œuvre subalterne. Pas spécifiquement nazi, non plus.

Les Polonais : nés pour être esclaves, «le Polonais, par opposition à nos travailleurs allemands, est  précisément né pour le travail subalterne – der Pole sei, im Gegensatz zu unserem deutschen Arbeiter, geradezu zu niedriger Arbeit geboren». Ils travailleront donc dans les champs pour nourrir  le  peuple  allemand de la grande industrie.  Déportés  en Allemagne, ils doivent rester isolés. Pas de mélange sanguin, pour les Blubo (Blut und Boden). La banalité d’une vieille histoire européenne, appliquée cette fois à des Européens.

Bormann rapporte  pieusement  ce que  LE  Führer (mot-leitmotiv) dit,  explique,  éclaire,  souligne… Une variante du discours où le dire est un faire faire (müssen – le devoir-faire impératif et dürfen sous forme négative, ne pas avoir le droit de faire).

En conclusion, il écrivait :

il ne doit exister qu’un seul maître – l’Allemand

c’est pourquoi, il fallait liquider tous les représentants de l’intelligentsia polonaise. Cela pouvait paraître dur, mais ce n’était après tout qu’une loi vitale.

[…] devenir une réserve allemande profite aussi aux Polonais, les Allemands veillant à ce qu’ils ne meurent pas de faim, jamais, nous  ne devrions les élever à un niveau supérieur, car ils risqueraient de devenir anarchistes ou communistes. Pour les Polonais, il était donc tout à fait justifié qu’ils gardent leur catholicisme; les prêtres polonais recevraient de nous leur nourriture, et en échange, ils auraient à diriger leurs agneaux de la manière souhaitée. […] Il fallait donc que les prêtres veillent  à ce qu’ils restent tranquillement bêtes et  idiots […] Ces forces de travail bon marché, nous en avions besoin, un point c’est tout, leur moindre coût profiterait à  chaque  Allemand, à chaque travailleur allemand.

[..] daher seien alle Vertreter der polnischen Intelligenz umzubringen. Dies klinge hart, aber es sei nun einmal das Lebensgesetz.
[..]
nie dürften   wir sie aber auf eine höhere Stufe erheben, denn sonst würden sie lediglich zu Anarchisten und Kommunisten. Für die Polen sei es auch daher durchaus richtig, wenn sie ihren Katholizismus behielten; die polnischen Pfarrer bekämen von uns ihre Nahrung, und dafür hätten sie ihre Schäfchen in der von uns gewünschten Weise zu dirigieren. […]  Die Pfarrer müßten die Polen also ruhig dumm und blöd halten, […] Diese billigen Arbeitskräfte benötigen wir nun einmal, ihre Billigkeit käme jedem Deutschen, auch jedem deutschen Arbeiter zugute. […]

C’est clair, c’est net, c’est franc. Les conquérants nazis font ce qu’ils disent. Comme les colonialistes 9).

Le discours du Führer en forme de coups de poing, relayé par celui de Bormann et autres zélés, ont eu pour conséquence l’assassinant de 40% de l’intelligentsia polonaise (médecins, professeurs, juristes…) et de 20% des prêtres.

 

Le discours du pouvoir « a pour fonction première d’orienter une action et de maintenir la cohésion des exécutants en renforçant, par la réaffirmation rituelle, la croyance du groupe dans la nécessité et la légitimité de son action». Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, La production de l’idéologie dominante, 1976, p.11.

Cette première partie enchaîne sur La croisade contre le bolchevisme  – Des millions mourront. Des villages transformés en cimetière. Torture bestiale de population pacifique. Destruction de populations civiles. «Il n’y avait pas une seule rue, sans pendus ». Des photos accompagnent ces rapports. Elles ressemblent à celles que nous connaissons déjà. Des corps de suppliciés dénudés, des prisonniers de guerre soviétiques, affamés. Des photos de pendus à des potences, à des immeubles, à des balcons d’immeubles, à des arbres, à des poutres… Parfois des suites chronologiques, on dresse une longue  potence,  sur la photo suivante, 10 partisans, la corde au cou attendent, sur la dernière, les partisans sont pendus.  Il arrive qu’un commentaire dise le mépris :  — Olé, les partisans font maintenant une drôle de gueule – Summy – Partisanen gucken jetzt blöd aus der Wäsche. [p. 64-65]

«Les soldats allemands  photographient massivement de tels “motifs”». Or, la photographie était soumise à une réglementation stricte, voire interdite aux soldats 3). Quels rôles jouaient-elles dans l’économie psychique des soldats-photographes? L’effet distançant de l’acte de photographier vient-il souligner la  participation consciente, active, assumée au massacre?  Ces photographies qui rompent avec la  tradition de la représentation de la violence militaire, présentent-elles des massacres pour le massacre?

Quoi qu’il en soit des questions peut-être sans réponses, ces photos-souvenirs témoignent de la banalisation généralisée du meurtre, parlent aussi — et peut-être surtout — des photographes, de leur pourrissement psychique.

Des massacres vus par les yeux des Täter, de leurs photos-souvenirs, comme legs à l’Histoire. C’est lourd.

Lors de l’arrestation du SS – Obersturmbannführer Franz, commandant du camp de concentration de Treblinka,  à Hanovre en 1959 on trouva un album de photos qui portait l’inscription : les plus belles années de ma vie. À Treblinka.

Simon Wiesenthal raconte que des officiers SS  ou de la Wehrmacht, accompagnés de leurs femmes parfois, venaient photographier les  prisonniers qui ressemblaient à des bêtes ou à des fantômes d’un autre monde, tant ils étaient sales et avilis.  Ils en riaient et photographiaient. Des comportements de touristes.

 

Autrefois quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. /À présent, comment serait-ce possible ? / On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien.

Quand le malheur tire son fil, comme il découd, comme il découd!

 

 

Dans les mises en scène de Tadeusz Kantor,  la caméra avait une forme de mitraillette. Une manière de suggérer des choses secrètes, invisibles à l’œil ordinaire.

 

Je me souviens, en Albanie, enfants, vieillards pauvrement vêtus, étaient un sujet apprécié par les co-voyageurs armés d’un appareil photographique. Sans se soucier de l’humiliation qu’ils infligeaient à l’Autre. Les pays pauvres connaissent ce goût des riches voyageurs occidentaux pour leur misère. De l’exotique?

 

Jeudi 11 novembre 1999

Soirée avec Bernard Rancillac. Nous avons vu la troupe de Kutiyattam  aux Abbesses et partagé l’enchantement de la gestuelle. Nous dînons dans le coin. Je parle de ce qui me tient à cœur. De Kantorowicz, de Feuchtwanger, de ces exilés antinazis obligés de fuir la France, parce que risquant d’être livrés aux bourreaux auxquels ils croyaient avoir échappé en quittant l’Allemagne nazie. On parle dans la foulée du documentaire sur un musicien de jazz, Eddy Bozner, vu la veille sur Arte, et dont nous n’avions jamais entendu parler. Nous ignorions même que le jazz avait joué un certain rôle en URSS.

Il évoque des souvenirs d’enfance, il a retrouvé son Petit Robert, sous le nom Hitler, il avait écrit cochon. En français, l’insulte porcine est gentillette. En allemand, elle eût été plus cognante, l’insulte porcine Schwein/Sau a toujours une odeur de sang.  «Maintenant, la vieille truie nage dans le canal» auraient  dit les tueurs de Rosa Lux… Judensau,  Judenschweine… injures favorites des SA.

Plus optimiste que moi, B. pense que nous vivons les derniers soubresauts d’un siècle barbare et que le 3e millénaire sera plus humain. Le pensait-il vraiment?

Toujours pas d’exposition en vue pour ses toiles algériennes si puissantes qui nous  projettent dans  la concréité des massacres, à travers des visages de fem0mes. Un rouge indéfinissable, terni, rougeoie la grande toile de l’égorgée. Un autre visage aux yeux durement dramatiques est recouvert d’instruments du supplice. Des toiles qui accusent. Des toiles qui s’incrustent dans l’œil et dont on ne parvient plus à se libérer.

Ils viennent,  ils trouvent ça fort, mais aucun ne veut se compromettre, et comme on ne sait pas qui décide de quoi à Pompidou et ailleurs, il est difficile de forcer les portes. L’Institut du Monde Arabe n’en veut pas non plus, trop compromettantes, on risquerait de déplaire à l’Algérie. Si je m’occupais de chats et de chiens, ce serait plus facile, mais je continue à m’occuper de la société, dit-il avec tristesse.

 

Du temps de la guerre à Sarajevo, il se disait “ravagé” par le drame yougoslave. Il avait fait des coffres, et dans ces coffres des poupées au corps démantelé… De bien sombres temps pour l’art devenu marchandise, non seulement soumis aux modes, mais aussi aux lâchetés politiques.

 

Suite nazie 2


Remarque

Commence une phase nouvelle où passer-par n’est plus s’informer. Passer-par des rapports d’officiers de la Wehrmacht faisant état d’exécutions par balle de Juifs, de  Tsiganes.

La publication en est toujours repoussée, la relecture me coûte.



La 6è partie de l’ouvrage, Dieu avec nous, (p.  101-115) a pour titre : Les Juifs, les piliers du bolchevisme – Juden, die Hauptträger des Bolchewismus. Le chapitre s’ouvre sur une photo  : des Juifs avancent et passent devant des cadavres.

 

Rapport secret du lieutenant Walther ou rencontre du sujet-cynique

Aux pages 108-109 :  un document étonnant par sa précision, le rapport du lieutenant Walther, 9è compagnie du 433e régiment d’infanterie. Un rapport secret sur l’exécution de Juifs et de Tziganes. [Envoyé le 4.11.1941, par le Régiment d’Infanterie 734, de la Division d’infanterie 704.]

Rapport qui m’intrigue d’abord, l’emploi de certains mots, termes me paraissant étranges dans ce rapport. Le mal-être qu’il provoque m’incite à en faire l’analyse. Je laisse en suspens l’analyse du texte de Streicher, pour m’attaquer à ce rapport de tueur par balles.

À lire et relire ce document, je finis par voir ce huis clos à ciel ouvert et ses fantômes. La violence des faits rapportés feutrée par la forme policée, soignée, le mode précis, sobre de la description de la place incluant sa finalité (exécution par balles), provoquent en moi une tension insupportable. Je commence à comprendre le malaise éprouvé à la première lecture. D’où la nécessité impérieuse (mais relativement inconsciente) d’interroger le fonctionnement de ce rapport, seul capable  d’éclairer ces effets de mal-être produits.

Je saisis alors la différence entre ce travail d’analyse et celui de l’historien. L’historien saucissonne le document, met en fiches les informations qu’il contient, et construira ensuite son modèle d’interprétation. Des dates, des chiffres… des lieux 4). Au bout, les humains concrets ont disparu. Le concret de l’action elle-même se dilue dans l’abstrait des mots, des termes, des concepts. Que peut faire un historien des femmes qui pleurent, des victimes qui essaient d’échapper à la tuerie, de la “qualité” de la place où l’on tue, choisie avec soin? Rien. Du détail qui engorgerait son analyse.

L’analyse systémique (‘énonciativiste’ dit un psycho-linguiste)* se situe à l’opposé, rien dans le document ne peut être dissocié, la forme est sens, et parce qu’elle fait sens dans tous les sens, lentement émerge un énonciateur qui est un Täter, un sujet-tueur, je veux dire un individu, soldat de la Wehrmacht, qui a intériorisé le discours mortifère du pouvoir, intériorisation qui autorise le passage à l’acte et le justi-fie. Dans ce style poli (comme on dit polir un métal, un verre…), je rencontre de l’inhumain avec un visage d’humain, sous le masque d’un professionnel qui adhère aux visées du pouvoir politique. Via les codes d’honneur militaire.

 

* On peut en lire un exemple  sur le site  Intime nazi où j’ai publié l’analyse du rapport de Klaus Barbie sur l’arrestation des enfants d’Izieu.

 

On me dit que mon visage stresse  quand je parle de ça, que ma voix change, qu’il me faut sortir de ça… Ne pas trop s’attarder. Malsain.

— Non, dit Claude Jamard (psychanalyste) il faut continuer.

Ne serait-ce que pour attirer l’attention de l’historien sur l’importance de la traduction de ces documents cités dans le discours historiographique.

*

Trop déstabilisée,  j’ai arrêté l’analyse. Difficile à apprivoiser, l’idée d’analyser ce  rapport dans sa singularité, comme je le fais depuis des lunes pour les  textes littéraires.  De Julius Streicher au lieutenant Walther, j’ai le sentiment d’avoir franchi un seuil, sans retour possible. J’ai rencontré du sujet, dans ladite langue de bois administrative. Le discours propagande de Streicher produisait lui-même la distance ironique — protectrice. Le rapport «secret» qui m’a d’abord intriguée, ouvre de petites lucarnes sur autre chose. On bute ici sur quelque chose qui résiste, et que l’obéissance aux ordres ne suffit pas à  expliquer.

Avoir/ Ne  pas avoir « d’inhibitions psychiques »

Remarque. Le lieutenant Walther qui observait ses soldats disait en conclusion: «Au début, mes soldats n’étaient pas impressionnés. Le deuxième jour pourtant, il apparaissait  déjà  que, sur une période assez longue, l’un ou l’autre ne possède pas ses nerfs 4) pour mener à bien une exécution. Mon impression personnelle est que, pendant l’exécution on ne connaît aucune inhibition psychique. Celles-ci cependant surviennent, quand après des jours, le soir,  on  y pense à tête reposée.»

Les jours suivants, un souvenir fait surface. De ces souvenirs que les enfants enregistrent à leur insu, quand les parents évoquent des événements qui les ont marqués, et dont les enfants ne savent pas quoi faire. Mon père avait souvent raconté un de ces événements qui a changé le cours de sa vie.

Après quelques mois de guerre, (il est né en mai 1900), il était entré (ou avait été versé ?) dans la gendarmerie. Une forme de promotion sociale certaine, pour un paysan pauvre de la région de Vintimigle, qui avait commencé à travailler à l’âge de 7 ans, sachant à peine lire et écrire.

Dans les années vingt, la gendarmerie était chargée de mâter les grèves ouvrières très dures. Il se trouva donc à Gênes, devant des piquets de grève. Le face à face l’avait marqué :

— Quand  j’ai compris qu’on allait tirer, j’ai chié dans mes pantalons, j’étais blanc, j’étais vert… J’ai baissé mon fusil.

L’ordre de tirer sur les grévistes n’a pas été donné, mais l’émotion avait été trop forte, il donna  sa démission. C’est ainsi qu’il vint travailler en France dans les grands hôtels de la Côte d’Azur, fréquentés à l’époque par de riches Anglais, dont il vidait les pots de chambre. Payé au pourboire.

Je me souviens encore des noms prestigieux de ces hôtels :  Négresco, Ruhl… à Nice, Hôtel d’Angleterre à Menton. Peut-être avait-il déjà croisé ma mère qui, elle, repassait le linge de ces aristocrates. Ce paysan italien avait donc eu des «inhibitions psychiques», dans son uniforme de gendarme. Quand Dario Fo, dans les spectacles du Mistero Buffo, parlait de la dignité du paysan, je comprenais ce qu’il voulait dire d’une  manière très intime. Sans trop savoir pourquoi. C’est ce travail sur la mémoire qui  m’ouvre des formes de compréhension. En narrant des fragments de leur vie, les parents transmettent de manière oblique les valeurs qui les portaient.

Lors du procès de Klaus Barbie, il m’arrivait de  penser aux enfants  de bourreaux.  On ne choisit pas son père. Comment être la fille de Klaus Barbie? Comment écouter ce qui se disait lors du procès? Comment gérer cette parenté? Klaus Barbie pouvait être un bon père. Comment sa fille — présente au procès et qui ne comprenait pas qu’on jugeât son père «après tant de temps» — avait-elle pu écouter, en tant que femme,  les torturées  parler des humiliations infligées qui témoignaient d’une perversité sans fond ?

À Heidelberg, des étudiants politisés disaient à voix basse d’une étudiante ultra-gauche que je trouvais excessive et irritante:

— La pauvre, son père est un ancien SS.

Une manière d’excuse. Ce n’était pas la seule parmi les ultra-gauche. Les enfants des dignitaires nazis, jugés à Nuremberg, semblent n’avoir eu d’autre issue  que la fuite en avant dans les traces des bottes de leurs pères, ou le négationnisme. Hess, Himmler, Goebbels, Frank… des noms difficiles à porter pour des enfants, qui ne pouvaient pas ne pas trébucher sous un tel fardeau. Paradoxalement, le fardeau  semble avoir été plus léger quand  les pères furent condamnés à mort, tandis que la prison à vie l’aurait alourdi. Dans la durée.

Rudolf Hess écrivait, tous les mois, à son fils  Wolf-Rüdiger. Quarante années durant. Comment sortir d’un tel piège sans dommage? On comprend qu’il ait donné  les fonds marins, pour sépulture à son père. Sans pour autant renier  les idéaux de son père, si l’on en juge par la correspondance avortée que le philosophe anti-nazi Anders avait tenté de nouer.

Quand j’écoutais les récits de mon père, je ne savais pas quoi en faire. Pas très héroïque ce micro-récit pour les oreilles d’une enfant dont le souvenir des couches n’est pas encore effacé. D’autant que ce père, qui disait avoir chié dans ses pantalons, n’apportait aucune justification « morale » qui aurait pu donner sens au chier si peu glorieux.

Aujourd’hui, je sais qu’avoir des inhibitions psychiques ne va pas de soi, je lui suis reconnaissante d’avoir chié dans ses pantalons  parce qu’il avait eu peur de tirer sur des hommes sans armes. Je lui suis reconnaissante — aussi — de n’avoir jamais justifié son viscéral refus. Dans son cas, c’est le chier dans son froc de gendarme qui est un acte hautement moral. Et non pas le discours moral qu’il aurait pu tenir après coup. J’ajouterai qu’il était du “genre a-politique”, que le combat des grévistes gênois n’était pas le sien, qu’il pouvait même à l’occasion tenir un discours dit “de droite”. Les étiquettes ne rendent pas compte de la complexité des êtres humains, et surtout pas des valeurs qui les animent.

À l’époque, le fossé entre les “élites dirigeantes” et les paysans était tel dans les campagnes,  qu’il suffisait d’offrir une petite fête “avec du saucisson et du vin” pour obtenir les voix.

— Et  vous  donniez vos voix pour du saucisson, sans savoir pour qui vous votiez?! avais-je dit, incrédule, sur ce ton supérieur que les enfants empruntent aux adultes.

Qu’est-ce qu’on savait de la politique?! Mais du saucisson, on n’en mangeait jamais, on pensait à survivre…

J’entends encore la modulation de la première phrase, dite lentement, en détachant les mots, comme si lui-même rétrospectivement en était encore étonné.

Pourquoi  certains font du zèle ? Pourquoi d’autres refusent du fond de leurs viscères, sans réfléchir, sans justifier ? Et d’où vient ce refus qui défait les viscères? D’où viennent l’assentiment-à, la compromission conscientes? OUI, D’OÙ ÇA VIENT?

 

Ce recueil de documents  officiels sur l’extermination est plus difficile à lire qu’un livre d’historien. On est à la source même de l’information nue, brute. Et, la traduction de ces documents — qui,  par ailleurs, posent avec acuité tous les problèmes du traduire — devient épreuve. Il importe d’être attentif  à la traduction de ces documents. Il importe d’en traduire la singularité, avec autant de prudence que pour un poème. Rencontrer dans une page d’historien, la traduction d’un fragment de rapport militaire dans un style parlé, voire familier, ou la traduction en “bon français” d’un agencement discursif médiocre,  est regrettable, qui dit l’absence de réflexion sur la question du langage  et donc sur ses fonctions dans les processus historiques 5).

Mais, j’avoue, quand  j’ai commencé à traduire des documents nazis, celui de Streicher en particulier, ne pouvant pas les prendre au sérieux, je les ai traduits, scolairement, de langue à langue. La régression théorique s’avéra rapidement intenable. Plus je progressais, plus  je découvrais un quelque chose qui ressemblait à du “sujet”. Ces documents devaient donc être traités comme des agencements discursifs singuliers, et non comme de la «langue de bois», de la «langue totalitaire», notions qui disent à la fois TROP et RIEN.

Jeudi 18  novembre 1999

Outis de Luciano Berio au Châtelet

Une musique enveloppante comme une plainte. Une douleur que la musique dissoudrait dans l’infini de la mer (comme source de vie, de renouveau ?). ΟΥΤΙΣ, en grec ancien, de l’ordre du rien, de la non personne…

Quand  je décrochais de la mise en scène, je fermais les yeux pour devenir écoute.

Durant les scènes de la banque et du bordel (trop longues à mon goût), j’ai pensé à  Mahagonny. Outis, traité comme un opéra. Ce qu’il n’est pas. Plus une organisation de poèmes.

Les surtitres, du massacre textuel ! 

La direction musicale de Robertson m’a paru subtile.

Suite nazie 3

Les prisonniers de guerre soviétiques, le massacre

La partie de l’ouvrage «Gott mit uns», consacrée aux prisonniers de guerre soviétiques, s’ouvre sur une photo :  page 137, Kiev. Camp de Syreck. Un arbre dénudé, un fantôme avance, «une femme cherche son mari»  dit le commentaire.  Un champ de morts sans sépulture. Je revois un plan séquence d’Ivan le Terrible, des femmes cherchent leurs époux, fils, amants, parents…

Page 139 : les corps blancs, nus, squelettiques,  à même la terre, de prisonniers de guerre affamés, deux soldats regardent.

Cette photo  précède  les commentaires  suivants :

« Il existe des cas de cannibalisme » Deux rapports de la ville ukrainienne Rowno.
Rapport d’une commission soviétique. Rowno, le 11 mars 1944.

« À Rowno, trois camps de prisonniers de guerre.
«[..] Faim insupportable, en permanence des mauvais traitements et tortures, une mort cruelle (qualvoll) – régnait dans les camps pour prisonniers de guerre soviétiques dans la ville de Rowno [..] La majorité était obligée de vivre toute la journée dehors, sous le ciel, malgré le froid et le mauvais temps. [..]

Pour survivre, les gens mangeaient tout. Il y avait des cas de cannibalisme, aussi bien des gardes allemands ou des camarades morts pouvaient être déchiquetés.» (p. 139-140)

Les civils qui font don d’un morceau de pain à ces hommes affamés, sont abattus, comme sont abattus les prisonniers qui mendient. Au retour du travail, les gardiens abattaient les prisonniers épuisés, dans la rue, sous les yeux des civils. Par ordre de la 6è armée (Rapport d’inspection du colonel Erich Lahousen du 31.10.1941.)

Page 158 :  photos d’un  bûcher à Klooga, des troncs d’arbre et des corps s’entrecroisent.

À la page 162, une photo des  restes d’un autre bûcher :  un tronc humain à moitié brûlé, les bras sont levés, le bras  droit et la main repliée au-dessus des yeux ouverts, la bouche aussi est ouverte. Le visage émacié a une expression indéfinissable. Les corps ressemblent à des souches.

Après avoir relevé un certain nombre d’erreurs graves (en particulier le traitement indifférencié des prisonniers de guerre (russe, ukrainiens, mais aussi tchétchène, tatar, uzbek…), non d’un point de vue humaniste, mais du strict point de vue des intérêts allemands, Alfred Rosenberg terminait le rapport adressé au chef de la Wehrmacht, le Maréchal Keitel, le  28.2.1942, sur un constat qui témoigne d’un certain sens de la dialectique :

« On peut sans exagération dire que les fautes dans le traitement des prisonniers de guerre  est en  grande partie la cause du durcissement croissant de la volonté de résistance  de l’armée rouge, et donc de la mort de milliers de soldats allemands.» (p. 146)

Quand un responsable national-socialiste juge sévèrement les stratégies d’extermination définies par le Führer, assumées par le maréchal Keitel, (surnommé le laquais –Lakaitel), qui exhortait les  troupes  à  «user de tous les moyens, y compris contre les femmes et enfants», si le succès des opérations militaires l’exigeaient, on mesure l’aveuglement des instances dirigeantes, civiles et militaires.

Stalingrad en février 1943 et Koursk en juillet de la même année, malgré les pertes ‘katastrophal’ de l’Armée rouge, lui donneront raison. Quand on lit ces documents, on comprend pourquoi, les soviétiques appartenant à des groupes ethniques différents, ont fait bloc autour d’une figure iconique. Ils se battaient tous — y compris les populations non slaves des Républiques soviétiques, y compris une majorité d’Ukrainiens, Ukrainiennes, qui avaient pourtant subi la dure famine génocidaire de 1932-1933, ordonnée par Staline — ils se battaient pour leur survie, et non pour assurer la pérennité du régime stalinien. Ce n’est pas la détermination de Staline qui conduisit l’URSS à la victoire, il était aussi piètre stratège qu’Hitler, mais bien ces populations meurtries, humiliées et soudées par la volonté de résistance chaque jour plus déterminée, qui fut un des facteurs déterminant dans la victoire finale sur le national-socialisme. Les populations de l’Est étaient acculées au combat pour échapper à la mort ou à la servitude. Plus de 20 millions de morts, plus de 20 millions de sans-abris.

Dans la lutte contre le nazisme et ses visées expansionnistes, les populations de l’Est, les Soviétiques en particulier,  ont  payé le prix le plus élevé. On a tendance  à l’oublier.

Pourquoi ?

Pour justifier la restauration, le blanchiment de si nombreux  assassins, de si nombreux complices ? Pour justifier un anticommunisme farouche qui emprunte ses arguments  aux discours nazis,  servant de couverture à cette restauration ? Certains historiens se sont laissés glisser avec quelque empressement sur cette voie. Dont l’historien berlinois, Ernst Nolte, qui considérant l’éradication des Juifs comme la forme de l’antimarxisme la plus radicale et aussi la plus désespérée (!) – die radikalste und zugleich verzweifelte Gestalt des Antimarxismus.

Des historiens allemands commencent à explorer ces territoires laissés en friche par la guerre froide. Terrifiant.

Je me souviens des propos de Rudolf, rencontré à l’Université de Tübingen, gravement blessé à Stalingrad, fils d’un architecte anti-nazi de Rottweil, il disait l’effroi des soldats allemands face à ces troupes soviétiques qui avançaient — debout,  à découvert — par vagues successives. On devenait incapable de tirer, comme paralysé, disait-il. Les plus lucides avaient compris que la défaite allemande était au bout de ce courage. Le frère d’une amie, lui, dira le contraire, il parlait de Blutrausch-ivresse du sang. Réaction infantile de touristes militaires. Mais aussi, la peur qui se fait rage pour sauver sa peau. Du banal militaire.


Surgissent ces paysans,  magnifiés par Eisenstein, luttant, presque à mains nues, contre les Chevaliers teutoniques qui, pour le bonheur du spectateur, couleront entre les blocs de glace, sur le lac Peïpous. En 1938. L’enfant jeté dans les flammes par un Chevalier teutonique est là pour tous les autres enfants jetés contre les murs, dans des puits, gazés… Dans Alexander Nevski, Eisenstein anticipait sur la réalité.

 

Interrogations en aveugle

D’où vient cette haine du “Slave”, de l’”Asiat,” aussi  incandescente que celle du “Juif” ?  Que recouvrent ces mots ?

Dans certains documents, les mots juif, slave, asiat se superposent, asiat apparaissant alors comme un mot générique, incluant juif. De ce point de vue, le  document signé par le Maréchal von Reichenau produit aux pages 39-40, est instructif. Ce document a pour objet  le comportement des troupes à l’Est qui semblent ne pas encore avoir compris les enjeux du combat. Le maréchal en précise donc l’objet et le sens, dans un discours à la Streicher. Une syntaxe syllogistique, qui échappe à la logique la plus élémentaire, entremêle le politique, le religieux, l’ethnique dans des mots composés. Ainsi, par cercles concentriques en expansion, on passe du bolchevisme à l’influence asiatique sur les Européens, qu’on extirpe en se battant à l’Est. Les soldats de la Wehrmacht ont donc pour mission de combattre — le système bolcheviste   – dem bolschewistischen System, précisé dans la phrase suivante comme  système judéo-bolcheviste :

« La finalité principale de la campagne contre le système judéo-bolcheviste vise à détruire radicalement la force  matérielle et  à  extirper l’influence asiatique dans les cercles  culturels européens.

Das wesentlichste Ziel des Feldzuges gegen das jüdisch-bolschewistische System ist die völlige Zerschlagung der Machtmittel und die Ausrottung des asiatischen Einflusses im europäischen Kulturkreis ».

Les soldats doivent  saisir le sens de «l’expiation justifiée à l’encontre de la sous-humanité juive – gerechten Sühne am jüdischen Untermenschentum volles Verständnis haben 6). Les  Juifs machinent des attaques  dans le dos de la Wehrmacht, qu’il convient  «d’étouffer dans le germe», telle est le but de la guerre   – Sie hat den weiteren Zweck, Erhebungen im Rücken der Wehrmacht, die erfahrungsgemäß stets von Juden angezettelt wurden, im Keime zu ersticken». Angezettelt. Julius Streicher avait usé du même verbe  pour dénoncer le travail de sape des “Aufklärer » juifs du temps de la Révolution française, leurs slogans ayant ourdi toutes les révoltes qui avaient ébranlé l’empire romain  (alle Volksaufstände angezettelt, die das Imperium der römischen Kaiser erschütterten). Des mots-fils d’Ariane qui tissent les liens d’appartenance à une même vision du monde.

L’argumentation s’achève comme elle a commencé par un retour au bolchevisme, que  les soldats doivent combattre avec  détermination, au risque d’être accusés de sympathie pour le système et d’être traités comme des ennemis.

La chaîne chronologique des mots atteste le flou des notions bolcheviste, judéo-bolcheviste, influence asiatique, sous-humanité juive, associée à la notion chrétienne et théologique d’expiation-Sühne, et à nouveau le terme bolchevisme pour fermer la boucle. Des mots interchangeables qui recouvrent la réalité des traitements inhumains n’épargnant personne — civils polonais, russes, chrétiens ou juifs, prisonniers de guerre des Républiques soviétiques, d’appartenance religieuse diverse. La sous-humanité est à l’Est et traitée comme telle par les seigneurs. Reichenau le disait : les méthodes appliquées à l’Est n’auraient pas pu être utilisées «dans des pays civilisés».

Dans la hiérarchie des camps, d’une manière générale, le Juif et le Slave sont au bas de l’échelle. Les premiers prisonniers de guerre soviétiques envoyés dans les camps sont systématiquement assassinés. À Auschwitz, en septembre 1941, 1500 prisonniers ont été gazés.  Les premières essais au Zyklon B ont été expérimentés sur 600 prisonniers de guerre soviétiques 7).

C’est dans le cadre de la Solution finale que s’effacent radicalement à la fois  la confusion juif/ partisan/ bolcheviste/slave qui pouvait ressembler à une justification, et la hiérarchisation des victimes :  le Juif est assassiné parce que juif. Et les  corps de ces Juifs, raflés à tous les coins du monde,  immédiatement livrés aux chambres à gaz, ces corps qui n’avaient pas eu le temps de consommer leur graisse dans les camps de concentration, posaient de sérieux problèmes lors de leur crémation.

 *

Le document-Reichenau est suivi d’un énoncé, encadré,  signé par un dignitaire de l’Église catholique. Le montage peut être jugé réducteur, voire arbitraire, mais il a valeur parabolique, qui tisse des liens entre des discours engagés dans un même combat et témoigne de l’étendue de la corruption des esprits qui touche tous les groupes sociaux. Par ailleurs, ce discours encadré  éclaire, sans pour autant les préciser,  l’emploi des mots juif et bolchevisme. Ce dernier étant défini comme système idéologique au service des terroristes.  Il est signé par un dignitaire de l’Église catholique, qui  mal-traite  la langue allemande avec autant de zèle que Streicher and Co.

«… Au service d’un groupe de terroristes [* conduits par des Juifs (ou juivement conduits ?]
La condamnation du bolchevisme doit partir du fait qu’il s’agit pour le bolchevisme en dernière instance d’une attitude intellectuelle, dont les caractéristiques sont : la dé-personnalisation de l’être humain, la déspiritualisation de la culture, l’inversion des catégories  philosophiques et éthiques de vérité et de justice au service d’un groupe de terroristes  juivement  conduits (?).

L’Archevêque Dr. Conrad Gröber.

«… im Dienst einer Gruppe jüdisch geleiteter Terroristen»

Die Beurteilung des Bolschewismus muß von der Tatsache ausgehen, daß es sich beim Bolschewismus letztlich um eine Geisteshaltung handelt, deren Kennzeichen sind: Entpersönlichung des Menschen, Entgeistigung der Kultur, Umwertung der weltanschaulichen und sittlichen Begriffe von Wahrheit und Gerechtigkeit im Dienst einer Gruppe jüdisch geleiteter Terroristen.»

Erzbischof Dr. Conrad Gröber

* jüdisch est ici un adverbe – juivement. Adverbe  qui, d’une certaine manière, opacifie la compréhension. Est-ce une direction juive ou une direction d’inspiration juive ? Sous la plume de  Julius Streicher, les Juifs manipulaient la populace qui prenait la Bastille. Des gens de l’ombre qui minent LA Vérité.

«C’est avec satisfaction que nous suivons le combat contre la puissance du bolchevisme, contre lequel, nous les évêques allemands, avons mis en garde dans de nombreuses lettres pastorales  depuis les  années 1921 jusqu’en 1936  et incité à la vigilance.
Extrait du mémorandum  de l’épiscopat du 20. 12. 1941, au gouvernement du Reich.

Mit Genugtuung verfolgen wir den Kampf gegen die Macht des Bolschewismus, vor dem wir deutschen Bischöfe in zahlreichen Hirtenbriefen vom Jahre 1921 bis 1936 die Katholiken Deutschlands gewarnt und zur Wachsamkeit aufgefordert haben. […]

Aus der Denkschrift des deutschen Episkopates vom 10.12. 1941 an die Reichsregierung

Quand  Hitler engage la Wehrmacht dans la vaste offensive de l’Est, le 30 juin 1941, c’est le Conseil (Vertrauensrat) de l’Église évangélique de la nation allemande qui  envoie  un télégramme au Führer, le soutenant dans son combat contre le bolchevisme,  et l’assurant de sa fidélité indéfectible – aufs neue die unwandelbare Treue. Relevons le mein  Führer mimant le mein  Gott, créant un lien  d’intériorité entre deux ordres inconciliables. Et un certain pathos d’insistance : für diese Ihre Tat (1), où le possessif Ihre (vôtre) vient renforcer  le démonstratif  diese : ‘cet acte, le  Vôtre’. Le Juif est ici absent, mais implicite dans la notion de «culture occidentale-chrétienne». Des accents streicheriens.

« Vous avez, mon Führer, banni le danger bolchevique de votre propre pays et appelez maintenant notre peuple et les peuples d’Europe à un combat décisif contre l’ennemi mortel de tout ordre et de toute culture occidentale-chrétienne. Le peuple allemand et avec lui, ses membres chrétiens vous remercient pour cet acte qui est Votre acte. Que la politique britannique  se serve maintenant du bolchevisme contre le Reich, montre à l’évidence qu’il n’est pas question du christianisme, mais qu’il s’agit seulement pour eux de la destruction du peuple allemand.

« Que le  Dieu tout puissant veuille Vous assister, Vous et notre peuple, que nous remportions la victoire sur le double ennemi, victoire vers laquelle doit tendre tout notre vouloir et agir.»

« Sie haben, mein Führer, die bolschewistische Gefahr im eigenen Lande gebannt und rufen nun unser Volk und die Völker Europas zum entscheidenden Waffengange gegen den Todfeind aller Ordnung und aller abendländisch-christlichen Kultur auf. Das deutsche Volk und mit ihm alle seine christlichen Glieder danken Ihnen für diese Ihre Tat (1). Daß sich die britische Politik nun auch offen des Bolschewismus als Helfershelfer gegen das Reich bedient, macht endgültig klar, daß es ihr nicht um das Christentum, sondern allein um die Vernichtung des Deutschen.

Der allmächtige Gott wolle Ihnen und unserem Volk beistehen, daß wir gegen den doppelten Feind den Sieg gewinnen, dem all unser Wollen und Handeln gelten muß.»

En 1935, des membres de l’Église française diront sensiblement la même chose, lors du 250e anniversaire de l’Édit de Potsdam qui ouvrait les portes de la Prusse à des persécutés français, les Huguenots.  Rien ne protège du ‘virus’, pas même les ancêtres persécutés.

Il m’arrive de me demander si le nazisme n’aurait pas hérité, pris en charge (comment le dire?) de ces obscurs désirs qui habitent le christianisme et affleurent périodiquement au long de son histoire, à savoir la haine de ces Juifs, témoins gênants d’une origine que l’on souhaiterait faire disparaître. Sous couvert d’antibolchevisme, de vieux, très vieux désirs obscurs n’auraient-ils pas nourri  l’amour d’un chef, nouveau messie, non juif…, loin, très loin du messie juif, fondateur du christianisme ? De l’intime chrétien ?

Ils disent «là ». Ils sont toujours «ici».

Ils parlent de Dieu, mais c’est avec leurs feuilles.

Ils ont des plaintes. Mais c’est le vent

 

 

L’ouvrage se compose de  12 parties, j’en ai mentionné quatre. Un chapitre est consacré aux enfants. Un document garde la mémoire d’enfants juifs handicapés jetés dans une voiture à gaz.  Il faudrait traduire les documents  de ce chapitre. Je repousse chaque fois l’entreprise.

 

On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.
On n’est plus pressée de savoir.

Je balbutie, je lape la vase à présent. Tantôt l’esprit du mal, tantôt l’événement…

On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.
On n’est plus pressée de savoir.

J’ai souvent abandonné l’ouvrage  Gott mit uns pour retourner au Journal allemand de Kantorowicz qui lui, me procure des bonheurs,  certes douloureux, mais bonheurs quand même, je côtoie le meilleur de l’espèce sapiens, celle qui se bat debout contre les injustices et qui pérennise le désir utopique  d’un monde  AUTRE.

 

Perdu l’hémisphère, on n’est plus soutenue, on n’a plus le cœur à sauter. On ne trouve plus les gens où ils se mettent. On dit: « Peut-être. Peut-être bien »,  on cherche seulement à ne pas froisser.

Écoute, je suis l’ombre d’une ombre qui s’est enlisée

 

Depuis que je travaille sur des textes nazis,  La Ralentie de Michaux dans la voix de Germaine Montero et Prière  pour les morts d’Auschwitz  dans la voix  de  S. Katz, refont surface dans ma mémoire. Avec insistance. J’y retrouve un centre. La Ralentie donne forme aux effets psychiques de ce travail.

J’avais acheté ces deux disques, ensemble. Je les ai toujours écoutés ensemble. Dans certaines situations, certains vers surgissent spontanément. Parfois à mon insu. Avoir «le regard de son oeil»  est venu “naturellement” sous mes doigts frappeurs.

J’avais oublié ces deux disques ou plus exactement mon tourne-disque était en panne.

Je me récite le début quand les temps me paraissent vraiment trop sombres :

Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on y ronfle ; on a tout le temps; tranquillement, toute la vie. On gobe les sons, on les gobe tranquillement ; toute la vie. On vit dans son soulier. 0n y fait le ménage. On n’a plus besoin de se serrer. On a tout le temps. On déguste. On rit dans son poing. On ne croit plus qu’on sait. On n’a plus besoin de compter. On est heureuse en buvant; on est heureuse en ne buvant pas. On fait la perle. On est, on a le temps. On est la ralentie. On est sortie des courants d’air. On a le sourire du sabot. On n’est plus fatiguée. On n’est plus touchée. On a des genoux au bout des pieds. On n’a plus honte sous la cloche. On a vendu ses monts. On a posé son œuf, on a posé ses nerfs.

 

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Après avoir traversé ces documents, il est très étrange de lire le long article critique que Martin Broszat*, consacre à l’ouvrage de l’historien anglais David Irving, Hitler’s War, paru à Londres en 1977, c’est-à-dire à une époque où  un énorme travail de documentation, de recherches a déjà été accompli et qui rendait intenable et obsolète la thèse d’Irving avant même qu’elle puisse être formulée, à savoir que l’extermination des Juifs n’aurait pas été l’affaire d’Hitler, mais celle d’Himmler, Heydrich and Co., Irving prétendant démystifier l’histoire écrite sur Hitler en s’appuyant sur de nouveaux documents des témoignages de proches d’Hitler, confondant l’authenticité de ces sources et leur objectivité. Broszat note la satisfaction du National-Zeitung du 2. 9.1977 (Munich), qui citait abondamment Irving.

*  Hitler und die Genesis der “Endlösung”. Aus Anlaß der Thesen von David Irving. Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte 25 (1977), S. 739-775.

Si on en juge par les citations produites par Broszat, Irving sait évoquer les scènes de  guerre, l’honneur militaire — à la Ernst Jünger, sans éthique, c’est-à-dire sans distance critique. Évoquant la campagne de Russie (hiver  1941/42), il romançait ainsi la croisade :

« In the dark months of that winter Hitler showed his iron determination and hypnotic powers of leadership. We shall see how these qualities and the German soldier’s legendary capacity for enduring hardship spared the eastern army from cruel defeat that winter.» (p. 355, cité par Broszat, p. 192).

Iron, hypnotic powers, legendary capacity. Une vision épique et exaltante de la guerre. Dans un fauteuil, les pieds dans les pantoufles.

Mais, le livre d’Irving a eu le mérite d’inviter Broszat — et à travers lui, les historiens du national-socialisme — à examiner  les  points faibles  des recherches concernant l’extermination des Juifs. Et de poser une bonne  question  :  comment  une vision du monde devient réalité ? Dans quelles conditions et avec quels outils, une vison idéologique qui n’était pas neuve, va gangrener une nation et emporter, vers un destin tragique, des millions d’êtres humains ? Broszat de souligner  le paradoxe difficile à analyser pour un historien, à savoir l’insignifiance intellectuelle du bonhomme Hitler, et sa puissance (sens mathématique)  historique.

Quand on lit les analyses de Broszat, on mesure l’importance de la réflexion épistémologique sur les modèles historiques d’explication, d’interprétation. À laquelle, il faut ajouter ce travail de perpétuelle démythologisation. Du travail de Pénélope à toujours recommencer, car le goût des mythologies est non seulement fort, mais il est exploité par ceux/celles, qui ont intérêt à le réactiver.

 

Mercredi 24 novembre 1999

La lecture des documents officiels nazis et la traduction qui exige des formes de mentalisation des énoncés semble avoir sur moi des effets inquiétants. Samedi, me rendant à Clichy, dans le métro, un sentiment d’angoisse diffus m’envahit. La foule m’oppresse. Les potentiels effets de meute  seraient-ils perceptibles dans la foule ?

Je suis sortie une station avant. J’ai marché dans l’air frais. Respirant profondément, sur le mode yogique.

Autrefois quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. À présent, comment serait-ce possible ?

On détache  un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien.

Fatiguée on pèle du cerveau et on sait qu’on pèle, c’est le plus triste.

Quand  le malheur tire son fil, comme il découd, comme il découd !

L’image  du soldat  marchant  sur  des cadavres nus, dans un large fossé me hante. Il suffit que je m’absente du paysage urbain, que je m’escagorte une seconde, pour qu’elle surgisse, sans raison.  L’IMAGE la plus insupportable. Même sur des feuilles mortes, on ne marche pas ainsi. La barbarie à température sibérienne.

À Blida, le cimetière pied-noir et le cimetière algérien étaient proches, les veuves se croisaient et se respectaient, m’avait dit la voisine dont le mari, policier, avait  été abattu par le FLN. Le deuil partagé comme un au-delà de la haine que les meurtres réciproques alimentaient ?  Une manière d’affirmer ce qui doit rester d’humain dans la folie ?

Je lis avec bonheur, l’article rageur de Ralph Giordano sur la Wehrmacht, ironiquement intitulé : La Wehrmacht et la guerre, les «vaches sacrées». Un commentaire sur un vieux mensonge – Wehrmacht und Krieg, die «Heiligen Kühe» Ein aktueller Kommentar zu einer alten Lüge. Daté du 29  juin 1988. Il y rappelle quelques vérités dont une essentielle : la Wehrmacht fut l’instrument objectif du nationalsocialisme. Il y rappelle la campagne de l’Est qu’un anti-communisme actif continuait d’ignorer en 1988.

« Les quelques 20 millions de morts,  militaires et civils, ne semblent pas dignes à ces messieurs  d’être évoqués […]
Daß es dabei etwa 20 Millionen sowjetische Kriegs- und Ziviltote gegeben hat, scheint den Herren nicht erwähnenswert, […] »

De fait, comme l’ont montré les documents traduits, l’armée est partie prenante, la collaboration entre l’armée et différentes instances du pouvoir nazi (Gestapo, Sûreté (SD, Sipo…)) est si étroite qu’elle est saluée par des responsables nazis :

« Remarquable travail avec le commandant de l’armée – Zusammenarbeit mit Armeeoberkommando hervorragend 13» 8) .

La note 13 des auteurs de la compilation renvoie à une série de documents, dont un fait état des condamnations à Darmstadt, le 29.11.1968. De nombreux officiers supérieurs de la 6è armée avaient assisté au massacre de Juifs à Shitomar, ville ukrainienne, un massacre transformé en fête populaire, avec des musiques et des marches joyeuses, diffusées par des haut-parleurs.

 

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1. Ernst KLEE /Willi DRESSEN, »Gott mit uns«. Der deutsche Vernichtungskrieg im Osten,  1939-1945,  Unter Mitarbeit von Volker Riess,  S. Fischer, Frankfurt am Main, 1989
2. Cité par les auteurs, p. 7, la citation est empruntée à Gerd R. Ueberschar/Wolfram Wette (Hrsg.) : « Unternehmen Barbarossa »  Der deutsche Überfall auf die Sowjetunion 1941. Paderborn 1984,  p. 305.
3. Une circulaire d’Himmler à Heydrich du 12 novembre 1941 le rappelle en termes très stricts. La photographie, le film, le disque devaient servir aux archives du Reichssicherheitshauptamt (Referat IV A I)
et à elles seules. Voir l’article de Dieter REIFAHRTH/Victoria SCHMIDT-LINSENHOFF, Die Kamera der Täter in VERNICHTUNGS-KRIEG: VERBRECHEN DER WEHRMACHT 1941 BIS 1944,  hrsg. von Hannes Heer und Klaus Naumann. I. Auflage, Hamburg: Hamburger Ed., 1995, p. 475-503
4. Raul Hilberg en cite quelques lignes in Destruction des Juifs d’Europe,  p. 594-595.  La traduction en français ne respecte pas le ‘style’ du rapporteur et manque d’une certaine manière les stratégies à l’œuvre.
5. Au sujet de la traduction d’un fragment de Mein Kampf, Jean-Pierre Faye semblait regretter de ne pouvoir traduire sans lourdeur, qui écrivait : « Mais celui-ci (le texte original) est difficilement traduisible sans lourdeur […] ». (notes  4, p. 744). Mais, la pesanteur du texte, et pas seulement de syntagmes associés, est constitutif du ‘style’ dans Mein Kampf.
6. On retrouve à peine modifiée, cette phrase dans un autre document signé par  Erich von Mannstein, 21.11.1941, commandant  de la 11è Armée (p. 42). Des répétitions symptomatiques.
7. Hermann LANGBEIN, …nicht wie die Schafe zur Schlachtbank, Widerstand in den nationalsozialistischen Konzentrationslagern 1938-1945, Geleitwort von Eugen Kogon, Fischer Taschenbuch Verlag, Juni 1994. Originalausgabe veröffentlicht im Fischer Taschenbuch Verlag GmbH, Frankfurt am Main, Dezember 1980, chapitre, Die Russen. p.165 et suiv.
8. Gott mit uns, op.cité, p.  11 et p. 242-243

9. À titre d’exemple (parce que relu récemment) parmi des centaines d’autres, cf. Extrait de la communication du ministre belge des colonies, Monsieur Jules Renquin, en 1920 avec les premiers missionnaires catholiques du Congo. Sources: L’avenir colonial Belge, Bruxelles, 30.10.1921, dans laquelle il était dit : «[…] Prêtres, vous venez certes pour évangéliser. Mais, cette évangélisation doit s’inspirer de notre grand principe: Tout avant tout pour les intérêts de la métropole (Belgique). […] Ayant le courage de l’avouer, vous ne venez donc pas leur apprendre ce qu’ils savent déjà. Votre rôle consiste essentiellement à faciliter la tâche aux administratifs et aux industriels. C’est donc dire que vous interpréterez l’évangile de la façon qui sert le mieux nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillez entre autres à : […] ». Suivent 8 points qui mériteraient d’être cités en entier qui développent, avant Hitler, les «clés» d’une fructueuse exploitation des colonisés (tout y est du travail forcé au maintien des populations dans la pauvreté et l’ignorance).

 

 

Dimanche 28 novembre 1999

J’ai passé mon dimanche à  lire, relire des poèmes.

 

Ce temps, par son allaitement très spécial, accélère la prospérité des canailles qui franchissent en se jouant les barrages dressés autrefois par la société contre elles. La même mécanique qui les stimule, les brisera-t-elle en se brisant, lorsque ses provisions hideuses seront épuisées ?
(Et le moins possible de rescapés du haut mal.) (29)

 

Visages bons à tout

Voici le vide qui vous fixe
Votre mort va servir d’exemple

La mort cœur renversé

lls vous ont fait payer le pain
Le ciel la terre l’eau le sommeil
Et la misère
De votre vie

Le soir

Coup de téléphone  de  mon neveu nouvellement recruté. Il parle longuement de ses nouveaux apprentissages, «en milieu requin». Le « consulting ». Un microcosme étonnement exemplaire du fonctionnement de la jungle capitaliste. — Comment survivre sans devenir requin? Il analyse très finement les comportements des individus, de certains de ses collègues, qui défendent  leur haut salaire  comme «le dealer défend  son territoire». D’un côté, dit-il, la violence physique, de l’autre, une violence plus perverse, masquée, tissée d’intrigues, de dits-dans-le-dos… — On te tue ou cherche à te tuer avec des mots. La violence est verbale…  Deux phrases qui m’atteignent, elles font échos aux questions soulevées par la  traduction des quelques documents nazis.

*

TV. En zappant, je suis tombée sur un beau numéro de Fabrice Luchini. J’adore sa manière si intelligente de contourner les questions banales de journalistes, le plus souvent binaires (oui/non), la réponse étant incluse dans la pseudo-question.  — Si je pensais cela de moi, je serais fou à lier (j’ai oublié la question). Il dit très justement, avec une gestuelle ironique, des yeux qui tournent comme des billes, tout en se défendant de faire de la politique,  combien il est difficile d’être de gauche.

— C’est un effort permanent, dès qu’on se lève le matin…

Il en mime la peine pesante. Il est effectivement plus simple d’être de droite, le mépris est facile et narcissiquement si confortant.  Une manière de se protéger, nos semblables ne cessant de  nous renvoyer à nos propres faiblesses, à nos manques, à nos grimaces, à nos démissions…

Face à lui, Bayrou avait un air de potiche démodée. Il disait qu’il avait commencé à faire une réforme  profonde de l’Éducation nationale. Je me souviens avoir manifesté.

Je partage la passion de Luchini pour La Fontaine. Au programme de licence en littérature,  j’avais travaillé les Fables, avec le Dictionnaire Richelet (XVIe). Découvrant la diversité des langages, les codes de chaque classe sociale (l’Âne-Lampiste-Péquenot des Animaux malades de la peste ne parle pas comme le Lion-Roi  ou le Renard-Courtisan), chacune des figures de La Fontaine  est dessinée par son langage, en quelques mots seulement. Quel régal ! À Heidelberg, c’est avec La Fontaine que j’éclairais la temporalité du français et ses nuances, souvent difficiles à saisir pour les Allemands. Quelques étudiants m’ont dit avoir — enfin — compris les différences  entre le passé simple et l’imparfait (entre autres). Ringard ! je sais, mais je goûte la nuance. Je m’en servais aussi pour expliquer la «distanciation» brechtienne… Oui, La Fontaine, c’est complexe, subtil. Et Luchini sait faire écouter la prosodie de chaque fable. Une mise en bouche qui savoure son objet. Il aime la littérature et ose le dire.

 

Je continue de zapper. Je m’arrête sur Claude Allègre qui pense que la morale s’enseigne ! COMIQUE.

Mais non, Monsieur le Ministre, la morale ne s’enseigne pas ! Parce que les enfants savent faire la différence entre le dire et le faire. La morale n’est pas un discours, c’est une attitude envers la vie, envers les autres, c’est une pratique ! Si dans une famille, le faire n’importe quoi est la règle de vie (voire de survie), les cours de morale feront rire. Mais, si un enseignant sait entrouvrir de petites fenêtres sur d’autres pratiques, de petites lumières peuvent éclairer d’autres voies. Dans certains cas et pour certains élèves.

Si un professeur n’a pas cette dignité intérieure qui est un mélange complexe de passion pour ce qu’il fait, d’intérêt pour ses élèves, de rigueur, d’exigence d’abord pour lui-même, il peut construire de belles phrases sur la morale. Cause toujours… J’ai eu un professeur d’allemand, Mme Laval,  qui avait des classes silencieuses, attentives, sans jamais hausser le ton, sans jamais punir. Sans faire de morale. Elle avait un quelque chose d’indéfinissable, le rayonnement intérieur des sages. Nous ne mentions jamais. Elle nous avait fait comprendre qu’il fallait savoir payer le prix d’un risque, d’une défaillance, d’une paresse… Nous n’avions pas appris notre leçon, on le disait. 0/10. On savait qu’elle nous donnerait une chance d’effacer l’infâme. Pendant un temps, on faisait du zèle !

Je l’ai déjà dit, les enfants sont des radars. En fin d’année scolaire, les jeux, de mime en particulier, m’ont beaucoup appris sur moi-même, sur les collègues, ils/elles avaient l’art de repérer les tics et de les ridiculiser, souvent avec férocité. Ils savent aussi mettre à l’épreuve. Laisser traîner le dessin obscène, pour voir si vous tombez dans le piège de l’hypocrisie, ou  votre  caricature, une autre manière de mettre à l’épreuve le narcissisme. Les enfants sont de très bons psychanalystes, sans concepts.

Mais non, Monsieur le Ministre, la morale ne s’enseigne pas ! Une analyse de texte littéraire, passionnée et donc passionnante, vaut toutes les morales. Un bon cours d’histoire aussi. Un cours est bon si le professeur mène conjointement  une réflexion  critique sur l’éthique de la transmission du savoir. Capable de dire la morale,  le professeur d’Histoire qui nous racontait la colonisation comme une promenade, la conquête de l’Afrique, comme un petit combat entre les méchants et rusés Anglais et les gentils Français ? Les Africains, les Marocains, les Algériens étaient absents de ses considérations. Du détail superfétatoire.

La morale est une longue chaîne et tous les maillons comptent, des parents aux professeurs, en passant  par les politiques. Aussi.

 

 

Je continue à  lire le Journal de Sollers,  avant de me remettre au travail. On y relève des notations surprenantes.

Depuis 1967, lui serait reproché son mariage avec K., et même d’avoir eu un fils !  Quelle constance dans le reproche. Encore un couple public qui trouvera son John Fuegi (auteur américain d’une biographie de Brecht). Sous couvert de biographie, des mises à mort. Quel rôle réservera-t-on à Julia Kristeva ? — Hillary, aurait-elle dit avec humour, à un conseilleur qui s’étonnait de sa constance. Grotesque. Les rapports de couple jugés à l’aune de vieux stéréotypes.

Au sujet des critiques sur Casanova, une notation m’amuse :

«il ne doit pas y avoir de sexe avec écriture, c’est l’un ou l’autre, comme la bourse ou la vie. À la rigueur : sexe en échec.»

Les propos,  plus ou moins acide chlorhydrique sur les rapports de Brecht aux femmes, ont à voir avec cette conception châtrée  de  l’écriture.

Ça et là, des références à Heidegger, ce philosophe qui m’est toujours tombé des mains, avant même que j’apprenne son adhésion au nazisme, car ce n’est pas seulement une carte de parti qui fait le nazi… ou le communiste ou…,  mais les pratiques. Et dans le cas d’un philosophe, sa pratique théorique, ses élaborations de concepts, de catégories. Et son  « style » essentialiste ! Étrange cette fascination d’une certaine intelligentsia française pour Heidegger. Le lisent-ils/elles en allemand ou en français, c’est-à-dire prédigéré à la française ? Il faut lire Heidegger en allemand, pour mesurer le jargonneux. Une essentialisation du langage  qui implique la disparition du sujet qui n’est pas sans rapport avec la violence politique du national-socialisme, auquel adhère Heidegger. Karl Löwith, s’interrogeant sur la fascination exercée par Heidegger  sur ces élèves dans les années trente, parlait de  nazisme noble – Edelnazismus, pour caractériser ces pensées dominantes du début du siècle. Il décrivait de manière intéressante et critique, le groupe autour du poète George. On y parlait du  “Reich”, valorisait les élites, les héros mâles, l’amour fait de soumission des mâles entre eux, les vertus guerrières et la discipline de fer! Le poète George refusera les honneurs du nazisme, ira mourir en Suisse. Mais…  la voie était pavée. Et sur cette voie, bien pavée de mots agencés, portés par le désir du maître, on fait de  très douteuses rencontres. Ce n’est pas le seul à avoir suivi une des pentes banalement  glissantes du début  du  siècle.

En France aussi, autour de Roger Caillois, du Collège de sociologie, Bataille, entre autres, on aimait les vertus mâles, les vertus  héroïques, le goût du sacrifice — toujours douteux. Non pas parce qu’ils étaient fascistes, mais parce que le recours au sacré implique une anthropologie sans sujet, ou plus exactement une anthropologie  du sujet comme Untertan (assujetti, obéissant) et content de l’être. Non pas un sujet du politique, mais un objet du politique. D’où une certaine conception du pouvoir qui apparaît nettement dans les critiques que Roger Caillois adressait à Léon Blum après l’échec du Front populaire,  qui,  «par excès de générosité», refusait «la tyrannie» nécessaire selon Caillois, pour faire aboutir son projet 14). De fait, si «le pouvoir est une donnée  immédiate de la conscience» (?),  appartenant au domaine du sacré, la légalité ne saurait le fonder. Le culte de «l’homme fort», du chef charismatique  comme guide moral était sur ce chemin-LÀ. Un air d’époque. Sous l’étiquette “transgression”, de bien troubles propos se glissent. On ne dira jamais assez la responsabilité du plumitif, de l’importance de l’éthique critique — auto-critique. Sollers le sait.

Relire les pages de Walter Benjamin dans sa Théorie du fascisme allemand, il ironisait sur ces littérateurs du «nationalisme soldatesque», dont Ernst Jünger fut le chantre. Une  rhétorique du noble Erhaben cultivée avant 1933  et qui ne déplaisait pas aux professeurs de la Sorbonne, si on en juge par les auteurs « modernes » proposés en Littérature allemande dans les années 55/60. Sous couvert d’a-politisme. Sur les falaises de marbre, texte au programme de l’agrégation m’était tombé des mains. Je n’ai jamais pu lire du Jünger. À l’époque, je ne savais pas pourquoi.  Et je ne cherchais pas à le savoir. Aujourd’hui, je sais que la culture transmise par mes parents, à mille lieues de ces nobles fanfaronnades de plumitifs qui ne se donnaient pas la peine de penser jusqu’au bout leurs idéaux héroïco-germaniques et guerriers, m’en barrait l’accès.

Aujourd’hui, passant par ces discours qui ont valorisé «l’essence» de «l’âme nordique», de la «race germanique», qui ont construit le stéréotype de l’Allemand, du peuple  allemand, comme porteur d’un certain nombre de valeurs-vertus 15), et donc modèle à imposer au monde,

  • qui ont  magnifié le combat, la guerre, source d’héroïsme, de dépassement de soi 16), de  «renaissance (Wiedergeburt) morale et spirituelle »,
  • qui ont fait de l’histoire littéraire une «biologie nationale», sous couvert de recherches stylistiques 17) – Rasse ist Stil – la race, c’est le style 18), écrivait, en 1937, Franz Koch, un germaniste connu qui enseigna à Berlin de 1935 à 1945, qui sauta pieds joints de la biologie aux «sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften-sciences humaines)»,
  • qui ont créé  des équivalences — avant 1933 — entre peuple, sang, race, espèce et leurs dérivés (Volk,  Blut, Rasse, Art, rassisch) et donc  apporter une caution morale, intellectuelle, universitaire  à un discours cynique qui déjà dénonçait «ces groupes étrangers» aux liens «internationaux»,

— aujourd’hui donc,  je mesure à quel point  ma licence d’allemand, lourde de savoirs sur le passé allemand, Luther… Goethe… Schiller…, sur la grammaire allemande,  était vide, à en donner  le vertige, sur l’Allemagne contemporaine.

Les silences des lieux dits neutres sont abasourdissants. Silences historiques, certes : d’une part,  à l’époque, le trop proche ne pouvait devenir objet de la science, d’autre part, la génération des « grands germanistes » qui arrivaient à l’âge de la retraite au moment où je commençais mes études et bien qu’elle ait suivi de près, voire dénoncé l’évolution de l’Allemagne des années trente (dont le professeur Edmond Vermeil) a participé du refoulement général de l’Europe de l’après-guerre. Le nazisme, une parenthèse dans l’histoire allemande ?

Protégée par un père qui, voyant la guerre venir, préféra quitter l’Europe, sans se soucier des difficultés à venir, j’étais trop ignorante pour poser des questions.

Je me souviens (pourquoi ? j’étais bien jeune) de l’unique allusion de notre professeure d’allemand qui avait tenu à nous dicter le poème La Lorelei qui figurait dans notre manuel (5e), avec quelques modifications, sans le nom de l’auteur Heinrich Heine. Nom supprimé parce que nom d’un poète allemand/juif, avait-elle dit. J’ai donc appris par cœur le poème de Heine, et non son substitut (nazi ou vichyste ?).

Mon ignorance était si grande, que même plus tard, quand  je travaillai sur les Avant-gardes de la République de Weimar, j’ai continué à ne pas prendre la mesure du contre-quoi elles se battaient, à ignorer les terrains fascisoïdes qu’elles labouraient pour tenter de les transformer. Je comprends — aujourd’hui — les pièces de Brecht d’avant 33 et la portée existentielle de ses combats, qui déborde le politique ou plus exactement l’idéologie politique à quoi on a voulu le réduire. Asphyxié par l’air du temps, il pense jusqu’au bout les ‘grands idéaux’. Par l’écriture théâtrale, dans des poèmes, des ballades, il écorcha  vif les idéaux des Jünger and Co., présents et à venir. Dans la jungle des villes, il explorait l’intime du goût du combat pour le combat, ses effets pervers, socialement, politiquement (écrasement des plus faibles, entre autres); dans Homme pour homme, il démontait  les valeurs héroïques, déshabillait les conquérants, montrait la face cachée des guerres de conquête. Dont le meurtre gratuit d’un «good  killer» qui essaie son revolver sur des cibles humaines. Vivant dans sa chair ce qui constitue une certaine Allemagne blafarde, il la recrache. Avec violence. Une violence à la mesure de la violence qui l’agresse. Ce que Walter Benjamin avait souligné et que John Fuegi (son biographe américain) n’a pas compris. Car, les poètes en colère reçoivent toujours le monde à pleine peau. C’est en ce sens, que l’écriture-Brecht est politique. Non parce qu’il lisait Marx.

Un regret : n’avoir pas, moi-même, proposé aux étudiants, une UV (unité de valeur) sur les discours pré-fascisants, fascistes et nazis. Quel instrument de formation, c’eût été! Par pré-fascisant, faute d’un autre terme, j’entends ces discours d’intellectuels, écrivains, qui pensent dans le sens du fascisme  (Italie, France, Espagne) ou du nazisme, avant leur accession au pouvoir. Je ne partage pas l’indulgence d’Hannah Arendt*, qui voyaient en eux d’honorables citoyens («hommes de grande valeur») à ne pas confondre avec les activistes nazis, («les illuminés»), l’ombre de Heidegger voilant son regard. Je me refuse à considérer comme d’honorables citoyens les Jünger, Heidegger, Carl Schmitt and Co. La noblesse de leurs discours masquait le mépris des victimes potentielles de leurs idéaux. Ils ont participé à l’intériorisation de normes, d’idées, de notions, et caetera, qui deviendront sous le nazisme des instruments politiques d’asservissement et de corruption, se retournant parfois contre ceux qui les avaient caressées dans le silence de leur cabinet, à leur table de travail.

Certes, personne n’est à l’abri des peaux de bananes fascisoïdes,  bien des idées de gauche, apparemment généreuses, « révolutionnaires » ou « libertaires » se sont révélées et se révèlent dangereuses quand on y regarde d’un peu près, d’où l’importance de la contradiction dialectique, au sens où elle oblige à l’auto-réflexivité critique et donc à l’écoute du contradicteur, alors même que le discours militant, le plus souvent, est sourd à tout ce qui n’est pas LUI.

Penser avec prudence. Quand l’urgence se fait discrète.

Mai 68, l’Après 68 ont ouvert, pendant un temps, les portes à ces paroles contradictoires où s’exposait le vertige de la liberté. Sans prendre le temps de s’interroger sur les fonctions de ces mots glissés et leurs implications, c’est-à-dire en fait sur le vieux qui jamais ne lâche prise de lui-même. Le désir de table rase étant de l’ordre du rêve utopique.

 

 

Dans la foulée, j’essaie de relire l’ouvrage Sur l’antisémitisme d’Arendt. Toujours ce même malaise. Je me promets  à chaque  reprise de  chercher à comprendre  l’agacement que j’éprouve à lire ces pages de philosophe qui prétend faire de l’Histoire. Les matériaux historiques servent à étayer des thèses pré-établies et non à les examiner en les mettant à l’épreuve des documents. Comment un/une historien/ne peut-il/elle «adopter pour règle générale un jugement  de», en l’occurence celui d’André E. Sayous, polémiquant avec Werner Sombart,  sur les rapports des Juifs au capitalisme ?

N., à qui je confiais ce sentiment négatif, dit le comprendre. Faut la replacer dans son temps. Elle a ouvert une voie de réflexion. Après un silence :

— Je crois qu’elle n’aimait pas les Juifs, a-t-elle ajouté.

La remarque me surprend.

— Les Juifs seraient-ils plus aim-â-bles que les non-juifs ? dis-je en riant.
— Je voulais dire que son regard sur les Juifs m’apparaît trouble…

Je n’ai pas cherché  à savoir sur quoi se fondait ‘son’ sentiment.

*

 

Extrait d’une lettre  à  N. au sujet d’ Arendt. Un mois plus tard.

 

Je lis en ce moment quelques textes d’Arendt qui ne me tombent pas des mains. Intéressante sa distinction entre pouvoir et violence (années 70, à un moment où le monde étudiant américain et européen est séduit par la violence). Parce que Juive et obligée de quitter l’Allemagne, elle a pensé le politique par rapport au nazisme, et contre Heidegger.

MAIS. Curieusement, paradoxalement (? quel mot choisir?), elle retombe dans les pièges de l’ontologie heideggerienne, et de la phénoménologie en général. Après avoir défini le pouvoir comme forme publique de l’action, elle définit l’action par une métaphore inattendue : «Du point de vue de la philosophie, l’action constitue la réponse de l’homme au fait d’être né» (une variante de l’être-jeté-au-monde de Heidegger?) Quoi qu’il en soit cette métaphore me semble curieuse dans le champ (le politique) qu’elle explore. Nombreux, ses concepts à porter la marque d’une indécision. Certains renvoient franchement à Heidegger, d’autres sont construits contre lui.

Intéressante son analyse des moments révolutionnaires (Soviet, Budapest, Prague…) comme traces de pouvoir pur qui s’efforce de défaire les relations de domination (masque qui cache le pouvoir au sens où l’entend Arendt, le vivre ensemble des égaux), qui va contre toute le tradition philosophique. Audacieux ! Ajoutons  un sens de la pluralité des êtres.

Non moins intéressantes, les ruses de sa pensée pour contourner son amoureuse admiration pour Heidegger. N’interrogeant pas ce rapport d’un point de vue privé (psychique), incapable (why?) de remettre en cause ses enthousiasmes intellectuels de jeunesse, elle élabore une critique de la philosophie professionnelle, qui est une critique du philosophe professionnel (Platon, Heidegger…) qui aurait un goût pour la tyrannie. Il est évident que si tous (ou la majorité) des penseurs professionnels sont coupables d’avoir recours au tyran pour accomplir leur rêve philosophique, personne n’est plus coupable! Heidegger n’est plus qu’un philosophe parmi d’autres, avec les mêmes défaillances! Elle devrait relire Spinoza qui invalide sa critique du penseur professionnel, succombant à «l’imposture de la métaphysique»…

Plus intéressant encore, les deux pôles qu’elle constitue  et dont elle produit les figures : d’un côté, le pôle de la pure pensée, celle du penseur professionnel qui a force de trop penser, oublie le monde des phénomènes, le monde du concret, bref la vie ;  de l’autre, ceux qui ne pensent pas. D’un côté Heidegger (dont elle oublie? ignore? l’activité pronazie)  pour qui l’antisémitisme, les violences racistes, politiques, la mise au pas de l’université étaient secondaires,  de l’ordre de «l’inauthentique», face à la grandeur de la tâche à accomplir (d’où l’image bucolique du «tas de fumier» dans la cour d’une ferme* !). De l’autre Eichmann, l’inverse exact du penseur professionnel, qui n’a jamais été «quelqu’un», qui  n’a jamais  «pensé par soi-même». Comme Heidegger, il manque  la réalité concrète à laquelle il avait à faire, lui aussi aurait vécu d’une certaine manière dans l’abstraction ! (Le crime est une abstraction bien concrète!)  De la même manière qu’Heidegger est un philosophe parmi d’autres, avec les mêmes défaillances, Eichmann est un individu parmi d’autres, manipulable et sans jugement, produit par la société totalitaire. Une variante restreinte du Hitler-en-nous.

Envers et contre tout, elle témoigne d’un sens du concret, de la vie dans la pluralité de ses manifestations, d’un sens démocratique aussi, comme dialogues.

 

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* Le ‘grand penseur’ écrivait en 1934-1935 : « Devant une telle dévastation de toute pensée authentique seul peut s’émouvoir celui qui ne comprend pas ce qui est authentique. La surprise et l’horreur sont ici aussi déplacées que si quelqu’un, face à une superbe ferme, trouvait à redire au fait que la cour contient un imposant tas de fumier. Que serait-elle donc sans son fumier ! ».

No comment.

 

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1. Cf.  Compte-rendus dans la NRF, oct. 1937, p. 673-677, sur des écrits de Léon Blum, dont L’exercice du pouvoir. Repris dans LES CAHIERS DE CHRONOS, p. 89-91.
2.  Pêle-mêle : courage chevaleresque ou viril, conception chevaleresque de la vie ; sens de l’honneur (Ehre), l’honneur militaire à trois composants : fidélité, sacrifice, camaraderie (Treue, Opfer, Kameradschaft);  sentiment de la nature; intériorité; fidélité; profondeur;  héroïsme ; désir d’infini faustien (Drang ins Unendliche). Etc. Le pur allemand renvoyant implicitement ou explicitement au non-allemand (deutsch vs undeutsch), le mépris faisant partie de l’envers (le Juif, bien sûr, mais aussi le Français, si léger, qui a de l’Esprit mais pas de Geist (esprit au sens allemand) et qui, surtout, dans sa légèreté, a fait la Révolution de 1789. De l’ordre de l’indigeste pour ce corps pur allemand.
3. «L’essentiel, ce n’est pas le pourquoi nous combattons, mais le comment nous combattons […]. Le combat en soi, l’engagement (Einsatz) de la personne, ne serait-ce que pour une idée menue, pèse plus lourd que toutes les ruminations sur le Bien et le Mal»,  écrivait Ernst Jünger dans Le combat comme vécu intérieur – Der Kampf als inneres Erlebnis, p. 76. [Nicht w o f ü r wir kämpfen ist das Wesentliche, sondern w i e  wir kämpfen. [] Das Kämpfertum, der Einsatz der Person, und sei es für die allerkleinste Idee, wiegt schwerer als alles Grübeln über Gut und Böse.] Une citation dont on peut trouver de nombreuses variantes sous la plume d’autres plumitifs. Peut-être que les Jünger and Co. n’ont pas tous voulu ce qui était au bout, mais ils ont participé à construire cette matière idéelle où les nazis se ressourcent. Plus grave, ils ont eu une fonction stabilisatrice du système. Car, la terreur nazie n’explique pas tout, des études ont montré que la Gestapo n’était pas aussi puissante qu’on l’a cru (ou voulu croire).

4. Cité par Wendula DAHLE, Der Einsatz einer Wissenschaft, eine sprachinhaltliche Analyse militärischer Terminologie in der Germanistik 1938-1945, H. Bouvier u. CO. Verlag, Bonn, 1969, p. 85. Ouvrage auquel j’ai emprunté quelques-unes des informations sur la Germanistik au service du conservatisme fascisant. En conclusion de son travail, elle notait que l’emploi massif du vocabulaire militaire  dans les travaux n’était pas simplement métaphorique, mais portait les projets militaires du pouvoir politique, en visant la création d’une conscience nationale à travers  la langue, porteuse des valeurs éternelles de l’allemand (Ursinn, Urzeiten, Urbegriff… -UR comme sens premier des temps primordiaux du germanique).
5. Ainsi, Proust est un esprit sémite-semitischer Geist.

 

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25 décembre 2008

Mars-octobre 2000

 Mise jour le 7 janvier 2015

MARS 2000


Vendredi 17 mars 2000

La Commune… Courbet...

Au Musée d’Orsay : photographies de la Commune. Ce qui m’a le plus émue, ce sont les photographies de garde-civiles morts afin que  la famille puisse identifier leur père, leur fils, leur mari…, c’est-à-dire les honorer comme les humains honorent leurs morts depuis des millénaires. Une pensée de communards. On y mesure le degré de dégradation morale de notre XXe siècle où se sont multipliées les fosses communes des morts anonymes.

Pour respecter les morts, il faut de toute évidence commencer par respecter les vivants.

Après la Commune, Courbet revient à la nature dite morte (une étrange association). Des pommes, des pommes et encore des pommes. La charge métaphorique de ces toiles est massive, des truites pêchées et maculées de sang, mais si peu. De superbes toiles, si charnelles qu’on serait tenté de les caresser. Une fuite de peintre après le massacre des Communards dans la représentation du paradis perdu ?


Comme ce peintre polono-américain Mikaël Podulke* qui après avoir participé à la Guerre du Pacifique, se détourna des humains pour se consacrer à la représentation de ses souvenirs de paysages américains. Un paradis perdu à retrouver par l’acte de peindre qui en réactive la nostalgie. Il revenait à l’humain dans la caricature politique quand certains dangers lui paraissaient trop flagrants.

La “nature” comme lieu de fuite, utopique, rêvée.


* À voir dans différents musées hollandais et à Norden (Nordsee) où il mourut.


La terre et la mémoire des folies humaines

Le soir, à l’Institut Gœthe,  une vidéo sur la Mémoire et l’histoire de la Shoah. Claude Lanzmann et l’auteur israélien du Spécialiste, Eyal Sivan,  parlent respectivement de leur film. Lanzmann insiste sur le silence, l’immémorial, c’est-à-dire sur la pudeur qui nous saisit face à l’horreur. Je découvre dans une séquence citée, un geste que j’avais oublié : un rescapé prend un peu de terre sur les lieux des massacres, la serre et la laisse s’émietter, lentement, le regard tourné vers sa mémoire. Un souvenir surgit :  ma mère, parlant de ces Sénégalais envoyés à la boucherie, disait  que les combats auxquels ils avaient  participé, avaient été si sanglants, qu’après  la guerre,  les premières pommes de terre récoltées dans ces champs de bataille, n’étaient pas mangeables.  Elles auraient été brunâtres et d’un goût infect. Légende, rumeur ou fait réel? La terre garderait-elle, un temps,  la mémoire des folies humaines ?

Le Goût des autres

Je suis allée voir Le Goût des autres. Sans conviction, c’était sur le chemin du retour. L’abattage médiatique télévisuel  m’avait rendue méfiante. Le succès est mérité. Un film dense, traversé par une tension qui ne faiblit pas.

Le propos est intéressant. Aucun groupe social, quel que soit son niveau dans la hiérarchie sociale, n’échappe au décodage rapide, producteur d’étiquettes qui enferment un individu dans une fonction, un rôle. On est toujours le « quelque chose » de quelqu’un — gauchiste, bourgeois, péquenot, bof, réac, pute. Et cætera.

Jaoui est superbe dans son rôle de jeune femme sans armure protectrice. Une voilure qui claque à tous les vents.  Elle reçoit les coups, droite, tendue avec à peine un tressaillement. Très physique, cette tension qui laisse affleurer d’imperceptibles fêlures. Bacri aussi est convaincant, avec sa moustache qui en fait un modèle de balourd, une cible de choix pour jouer les bouffons dans certains milieux. Une moustache accordée à la bonbonnière construite par sa femme. Deux solitudes.

Et puis un jour, la carapace des habitudes se fêle sans qu’on sache pourquoi,  un quelque chose d’enfoui, de caché, d’insatisfait, lance un appel qui projette  l’individu social  (le Castella argenté de la réussite)  hors son univers familier qui le limite à son insu. Ce surgissement de sujet est un effet de langage racinien, Castella est ému par une scène de théâtre, jouée par une jeune femme qui est aussi son professeur d’anglais, il l’avait à peine regardée. Cette émotion l’ouvre à une toile d’un bleu profond. Mais, l’homme à la moustache, le bof des branchés culturels, est soupçonné de l’avoir achetée pour plaire à la comédienne, proche du peintre. Faux. Un monde s’est ouvert qui l’ouvre à d’autres univers. Un petit miracle, si discret que le mot paraît fort, s’est produit où s’entremêle l’ouverture aux autres, à soi, qui complexifie son regard trop pressé. L’étiquette, elle, continue sa vie d’étiquette.

*

Je me souviens d’un exercice de yoga mental, le plus difficile qu’il m’a été donné d’expérimenter : apprendre à regarder sans produire du sens, se laisser porter par les formes, couleurs…  Il faut avoir essayé de pratiquer cet exercice pour en mesurer la difficulté. Après quelques secondes, on revient au sens, c’est une fleur, un pétale, une tige, un visage, des yeux bleus... Il faut repartir à zéro,  recommencer. Recommencer indéfiniment pour progresser de quelques secondes. Sortir du sens devient une épreuve, ça résiste. Tenir une minute hors le sens est une victoire qui ressemble aux premiers pas mal assurés du jeune enfant.

— C’est la seule voie, disait le professeur, si vous voulez, redécouvrir chaque jour des êtres, des objets, que vous croyez connaître…

La supposée connaissance enfermant l’être, l’objet dans une petite boîte avec son étiquette, non seulement,  devient non connaissance ou connaissance très partielle, mais elle simplifie l’autre et lui interdit de possibles mutations. Quand  Castella  coupe sa  moustache,  personne ne le voit, il est et reste le moustachu bof. L’étiquette lui colle à la peau avec ou sans moustache,  parce que la moustache était le signe de sa balourdise. Seule la voilure ouverte à tous les vents  le remarque, parce qu’elle regarde les autres. Un peu comme un prédateur.

Le propos, bien traité à partir de petites histoires quotidiennes, est plus ambitieux qu’il n’y paraît. D’autres personnages du film offrent de nouvelles facettes de cette tendance “naturelle” à étiqueter. — Pour une femme, c’est pas pareil, dit le chauffeur de Castella. Aucun personnage n’est innocent. — Qu’est-ce que ce moustachu ? demande  un homo à la comédienne,  avec quelque dédain. Le même  fera  une  petite  leçon au moustachu  quand  il parle avec condescendance des homos. Et ainsi de suite. L’étiquette, cette confusion d’un mot et d’un individu, qui prétend dire le tout de cet individu. Le fascisoïde ordinaire, notre pain quotidien. Comment en sortir ?

Car, l’exercice de yoga mental qui exige une si longue patience ne cesse de se heurter à ce qu’on pourrait appeler  le principe de réalité  de la jungle des villes qui nous oblige à décoder, et vite. Une ex-prostituée, travaillant dans un bus de nuit* disait qu’il fallait savoir voir  — et rapidement — pour se protéger contre  la violence de certains  clients, ce que beaucoup de filles aujourd’hui ne savaient plus faire. Un apprentissage à l’opposé de l’exercice yogui.  Il faudrait vivre sur les pointes de montagne avec d’autres contemplateurs. L’idée même m’ennuie. Dans toutes les traditions culturelles, on rencontre des récits qui transmettent une sorte de caractérologie élémentaire, fournissant  des prototypes qui constituent eux-mêmes des savoirs préalables qui permettent de donner cohérence à des observations fragmentaires. Ils  portent les valeurs d’une société, et permettent d’évaluer  un individu à l’aune de ses valeurs.

* Emission de Mireille Dumas sur la nuit (semaine du 20.3.2000)

Apprendre à naviguer entre  deux pôles : décoder rapidement pour se protéger, tout en essayant de rester ouvert aux chatoiements des êtres et des choses. Aux possibles. À leurs possibles. Le pont est flottant, étroit, l’exercice difficile.

Je sais la fragilité des étiquettes. Je me souviens de mon père. Dans mes souvenirs d’enfance, un être nerveux, grognon, “trop” économe. Un vrai porc-épic. Quand la vie qui l’avait malmené lui devint plus facile, un aspect longtemps ignoré se découvrit, il adorait danser, jouer… J’appris dans son village qu’il avait une sacrée réputation d’amoureux, (on a dit « chaud lapin »), de danseur et même de flambeur!  LA découverte. Au début de leur mariage, ma mère devait surveiller ses poches, il allait au casino, ils étaient fauchés. — Elle fouillait mes poches, mais moi, j’inventais chaque fois de nouvelles cachettes! disait-il, avec dans les yeux des éclats de malice. J’avais été, d’une certaine manière,  responsable de la métamorphose du luron en homme sérieux. S’il avait suivi sa nature joueuse, j’aurais été une bâtarde, à une époque où l’étiquette était de plomb, sinon dans la famille de ma mère, du moins dans la société. Il avait le sens des responsabilités, et de plus passionnément amoureux de ma mère, si belle. Il avait rêvé d’Amérique, ma mère refusa le rêve. Il aurait ouvert une pizzeria, à une époque où les Américains ignoraient la pizza, qu’il cuisinait si bien. Connaissant son entêtement hargneux et son désir de réussite, je m’imagine fille d’un milliardaire italo-américain! Que serais-je devenue ? Une fille-à-papa friquée ?

Je le revois à Torremolinos, où j’étais allée le rejoindre, durant des vacances de Noël, peu après la mort de ma mère, dont il avait du mal à se remettre. Il avait beaucoup dansé, en ce soir de Jour de l’An. J’admirais son élégance de valseur. Puis, il disparut. Inquiète, je le cherchai. Je le vis, parlant avec fièvre, au Réceptionniste de l’hôtel. Je finis par comprendre qu’il voulait avoir le numéro de chambre d’une de ses partenaires de danse. Quand il me vit, il eut un geste d’agacement, je viens, je viens ! Je m’esquivai, le laissant à son tête-tête houleux, le réceptionniste de l’hôtel ne voulait rien entendre. Je le vis revenir bougonnant… Le lendemain, il me suggéra d’aller prendre un thé à l’hôtel « où j’avais fait danser les filles de notre table que les Espagnols n’osaient pas venir inviter » (en fait l’hôtel de la dame). Je me dis que sa réputation villageoise avait quelque fondement.

On comprend qu’il fût grognon dans son costume d’homme sérieux, les baleines du corset devait de temps à autre le blessaient.

Il m’est arrivé, naïvement, de me demander, si ce n’était pas cette nature autre, de flambeur latin, chaud lapin, valseur remportant des concours de danse… qui l’aurait poussé à baisser son fusil, pointé sur ordre sur des grévistes gênois ? Mais chez les nazis aussi, il y avait des flambeurs, des valseurs… Un peu court donc pour tenter de comprendre le d’où-ça-vient du tueur ou du non tueur.

Apprendre à regarder

Apprendre à regarder les chatoiements d’un être, d’un objet… est  payant. Expérience qu’une toile de Hildegard Peters m’oblige à faire tous les jours. Recevant une lumière de jour,  indirecte (la meilleure pour une toile, selon le peintre),  le paysage marin change toute la journée, comme changeait le paysage naturel peint. Un paysage de la mer du Nord.  Le matin, suivant la luminosité, la toile est plus ou moins lumineuse presque joyeuse, les jaunes sont clairs en harmonie avec les bleus, verts, gris…, mais d’heure en heure, la lumière se modifiant,  les rapports des couleurs changent, parfois ce sont des nuances de vert ou de gris qui s’imposent. Quand la lumière du jour s’affaiblit, les couleurs ont tendance à s’affirmer les unes contre les autres, les gris, les  verts deviennent plus denses, les jaunes sont saillants, surtout les jours de ciel gris. Le paysage donne alors l’impression de garder un lourd secret, la toile perd de sa sérénité matinale pour devenir angoissante. Toujours en mouvement, cette toile qui fait face quand je traverse mon salon,  accroche mon regard et chaque fois, j’en suis étonnée, car je découvre, une trace de jaune inaperçue, une nouvelle nuance de gris, de nouveaux rapports. Il faudrait regarder ainsi les visages,  car les visages aussi sont mobiles, ce sont nos étiquettes de commodité qui nous rendent aveugles aux variations.

Mardi 21 mars 2000

Salon du Livre

Je n’y étais pas retournée depuis longtemps. J’ai beaucoup appris sur la littérature portugaise que je ne connais pas. Manuel de Oliveira m’en avait donné le désir, mais je passe mon temps à  gérer l’urgence.

Le rituel de la signature m’amuse. Du fétichisme. J’ai entrevu Henri Alleg dont La Question a été rééditée. Il signait. J’étais trop fatiguée d’avoir déambulé dans les allées, pour nouer conversation. Je regrette quand même de ne pas lui avoir dit combien sa dénonciation de la torture en Algérie avait compté. Pour créer du lien, il suffit de quelques mots.


Jeudi 23 mars 2000

Des bouts de langage à la Beckett

Je sais depuis Beckett que parler pour ne rien dire, égrener des phrases comme ça, pour le plaisir d’aligner des mots,  est une manière humaine de tisser des liens fragiles, éphémères ou durables. Un jeu de balles. Vladimir et Estragon comme tous les personnages beckettiens, n’ont d’autres liens que ceux tissés par les mots vibrant à l’oreille de l’autre. Des fils de toile d’araignée. Ils sont si solides ces fils, que des scientifiques analysent leur texture. On appelle ça la bionique, une science jeune qui réinventerait la nature.

*

Je n’ai jamais compris qu’on puisse placer Beckett et du côté du tragique et du côté de “l’incommunication”. Beckett chérit le langage. L’incommunication à quoi on a voulu le réduire, implique le langage comme “communication”, “échanges d’informations”, ça fait son sérieux,  mais dans le quotidien, la parole est faite de mille riens. On parle — non pas pour communiquer —  mais pour tisser des liens, pour se sentir vivre. C’est parce que des réalistes du langage prennent au pied de la lettre les conversations de bistrot qu’ils les trouvent idiotes. En fait, c’est surtout et avant tout du lien social. Ce qui est dit a peu d‘importance. Le bipède qui dans un autobus dit à sa voisine, il fait beau aujourd’hui, n’informe pas, ne communique pas, il cherche à tisser un lien, verbalise un sentiment de  proximité  (le corps de l’autre, près du sien, peut-être perçu comme gênant)…  Les singes s’épouillent, les humains sèment dans l’air de petits mots qu’on peut s’amuser à rattraper ou laisser tomber. Le silence est alors perçu comme de l’hostilité, non sans raison.

Écouter chez Beckett les personnages du commun, dont le vivre est réduit à d’infimes mouvements, qui se manifestent essentiellement par la parole. Vladimir et Estragon, comme les vieux couples qui ont beaucoup partagé, n’ont plus grand chose à se dire, mais ils retissent indéfiniment des liens par la parole. Une parole faite de fragments, de répétitions, de blagues tronquées, des allusions de souvenirs communs. Bref, des bouts de paroles qui font lien. Et quand l’un d’eux refuse le dialogue, l’autre lui rappelle que « quand même », il  faut  de temps à autre « renvoyer  la  balle ».

Paroles à l’horizontale, de je  à  je, par opposition aux discours monologiques du couple-pouvoir, Pozzo-Lucky. Le maître n’ouvre la bouche que pour proférer des injures ou des ordres, Lucky débite le discours d’un sapiens atteint de troubles graves du langage. Beckett nous donne à voir, en actes, la  servitude volontaire qui, à la longue, dégrade le cerveau, en pervertit la pensée. Le discours de Lucky où s’accumulent les figures de la démence (vergibération, palilalie,  palimphrasie)  est un condensé de troubles aphasiques allant du désordre du mot au désordre de la syntaxe. À ce degré, c’est l’idéation même qui est atteinte. D’évidence, la servitude volontaire est génératrice de folie,  l’on pourrait dire aussi que la folie génère la servitude volontaire. Discours dément, porteurs de sens obliques.

Si Lucky, le valet, est atteint de troubles de langage graves, Pozzo, le maître,  présente des troubles cognitifs, temporels en particulier. Il s’emmêle dans l’emploi d’adverbes temporels aujourd’hui, demain, hier, ces embrayeurs que l’enfant acquiert difficilement, et qui en gardent une certaine fragilité. Signes d’une régression mentale et parallèlement traces d’un désir d’atemporalité, rêve de tous les pouvoirs, durer ad eternum.

En final, c’est un jeu de massacre : Lucky est devenu muet, le comble de la dégradation pour un TUI  (intellectuel au service du pouvoir), et Pozzo est aveugle. Lucky continue d’obéir aux ordres comme une machine. Le pouvoir, sans yeux et sans paroles, n’est plus que l’ombre de lui-même. Cécité et  mutité, c’est-à-dire  RIEN. Beckett aurait dit, lors d’une mise en scène «V’là les stals»  (propos qui m’a été rapporté par Odette Aslan). Beckett quelque part visionnaire.

C’est  un  metteur en scène tchèque, Otomar Krejca, qui avait compris la charge. Il  souligna la dimension métaphorique du couple comme figure du pouvoir, en choisissant un acteur jeune et beau qu’il fait danser au bout d’une corde, ce que déploraient les critiques parisiens qui préféraient voir dans le valet, le pauvre esclave du maître. Perspective misérabiliste qui tirait  Beckett vers « le tragique de la condition humaine », stéréotype obligé qui oblitère la dimension politique de ce théâtre.

*

Qui imite qui ?

Un jour dans un café de la rue Mazarine, un entrepreneur ne cessait de parler de miracle. Il avait vécu un week-end horribilis, une grande vitre, installée par ses soins, était tombée, non pas sur les  pieds de la propriétaire, mais à côté.  — Un miracle ! la vitre s’était contentée de déchirer une robe de grand couturier. Il paya sans demander de preuve. Ce même week-end, il fut appelé par un autre propriétaire, une fenêtre mal scellée, tomba. La loi des séries. Sans faire plus  de dégâts que la vitre. — Un  autre miracle !

Le garçon de café qui écoutait en silence, finit par lever la tête et dit très sérieusement :

— C’est à Lourdes  qu’il faut aller vous installer !

À tout hasard, je demandai le nom de l’entreprise  qui avait besoin de tant de miracles ! Il me donna sa carte avec un sérieux qui m’a fait rire ! Le garçon me regarda et dit, cette fois en riant  :

— Vous, vous  croyez pas au miracle !

Souvent drôles les conversations du Café du commerce. Et instructives !

*

La différence entre ce quotidien du langage et le langage des personnages de Beckett, c’est le passage par l’écriture, ça “quoiquète”*, mais pas n’importe comment dans l’écriture !

* Mot construit sur les répétitions massives au début d’ En attendant Godot de  QUOI / QUE/ OI… Un petit bruit de basse-cour humorise les propos où se tissent des liens entre le Rien, le Faire, le Rien faire, le Croire,  etc. ponctués d’interrogatifs, Quoi ? De quoi ?

*

Pour le plaisir  :

Silence. Vladimir soupire profondément.

VLADIMIR.   — Tu es difficile à vivre, Gogo,

ESTRAGON.  —  On  ferait mieux de se séparer

VLADIMIR.   — Tu dis toujours ça. Et chaque fois tu reviens.

Silence. ESTRAGON. — Pour bien faire, il faudrait me tuer, comme l’autre.

VLADIMIR.  — Quel autre ? (Un temps.) Quel autre ?

ESTRAGON. — Comme des billions d’autres.

VLADIMIR (sentencieux). — À chacun sa petite croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et le bref après.

ESTRAGON. — En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.

VLADIMIR.  — C’est vrai, nous sommes intarissables.

ESTRAGON. — C’est pour ne pas penser.

VLADIMIR.  — Nous avons des excuses.

ESTRAGON. — C’est pour ne pas entendre.

VLADIMIR.  — Nous avons nos raisons.

ESTRAGON. — Toutes les voix mortes.

VLADIMIR.  — Ça fait un bruit d’ailes.

ESTRAGON. — De feuilles.

VLADIMIR.  — De sable.

ESTRAGON. — De feuilles. Silence.

VLADIMIR.  — Elles parlent toutes en même temps.

ESTRAGON. — Chacune à part soi. Silence.

VLADIMIR.  — Plutôt elles chuchotent.

ESTRAGON. — Elles murmurent.

VLADIMIR.  — Elles bruissent.

ESTRAGON. — Elles murmurent. Silence.

VLADIMIR.  — Que disent-elles ?

ESTRAGON. — Elles parlent de leur vie.

VLADIMIR.  — Il ne leur suffit pas d’avoir vécu.

ESTRAGON. — Il faut qu’elles en parlent.

VLADIMIR.  — Il ne leur suffit pas d’être mortes.

ESTRAGON. — Ce n’est pas assez. Silence.

VLADIMIR.   — Ça fait comme un bruit de plumes.

ESTRAGON. — De feuilles.

VLADIMIR.  — De cendres.

ESTRAGON. — De feuilles. Long silence.

VLADIMIR.  — Dis quelque chose !

ESTRAGON. — Je cherche.

Long silence.

VLADIMIR (angoissé). — Dis n’importe quoi !  (p. 87-88)


Des organisations aériennes de mots, aux liens invisibles, mais si audibles.

*

Un goût pour les mots  qui rebondissent les uns sur les autres. Des signifiants qui Hi Han –ent :


ESTRAGON. — On attend

VLADIMIR.   — Oui, mais en attendant

ESTRAGON.  — Si on se pendait

VLADIMIR.   — Ce serait un moyen de bander

ESTRAGON (aguiché). — On bande ?

VLADIMIR.  — Avec tout ce qui s’ensuit. Là où ça tombe il pousse des mandragores. C’est pour ça  qu’elles crient quand on les arrache. Tu ne savais pas ça ?

ESTRAGON. — Pendons-nous tout de suite.

VLADIMIR.  — À une branche ? (lls s’approchent de l’arbre et le regardent.) Je n’aurais pas confiance.

ESTRAGON. — On peut toujours essayer.

VLADIMIR.  — Essaie.

*

C’est cette prosodie, humoristique et poétique, qui m’a manqué dans la mise en scène de Jean-Luc Bondy à l’Odéon. Je m’étais demandé si le texte n’avait pas vieilli. Après relecture, je faisais mienne l’objection d’Odette Aslan, elle pensait que c’était la formation classique des comédiens français qui rendait l’entreprise difficile, un texte de Beckett appartenait à une autre tradition, celle du cabaret, du cirque, du clown. Rufus, de formation moins classique, était capable d’en jouer.

Fou rire réprimé

Hier, dans un cabinet médical, un court dialogue à la Beckett :

C’est un vrai méditerranéen ! disait-elle du médecin.
—  Il est d’où ? demandai-je.
—  Ah, non, il n’est pas doux, bien au contraire ! Ça se voit que vous ne le connaissez pas, moi, je viens depuis 40 ans! Ah ! non il n’est pas doux !

Comme je m’obstinais à  répéter la question sous la même forme, en accentuant l’intonation interrogative qu’elle n’entendait pas,  j’ai dû renoncer à savoir.

De toute évidence, Beckett nous a beaucoup écoutés.


Jeudi 23 mars 2000

Brecht encore…

La  Vie  de  Galilée au  Théâtre  de  la  Colline  avec deux amies Ph.  et  F.  Comme J.-P. Vincent,  Jacques Lassale fait entendre tout le texte, dans ses plis et replis, d’où une certaine lenteur. Les variations vocales de Jacques Weber sont nombreuses, elles mériteraient une analyse. Une manière de faire partager le plaisir à penser… à la fois légère et dense. Le metteur en scène a tenté sinon de concilier deux regards de Brecht sur ce personnage, mais de les faire entendre. En sourdine. Galilée est d’abord une victime du pouvoir inquisitorial   — Malheur au pays qui a besoin de héros. Avec en arrière-plan, la ‘croyance’ en la science comme source de progrès, de changements multiformes. De mouvements. D’étonnements. Avec ses problèmes irrésolus, en suspens. Ceux-là mêmes que Brecht vise à produire au théâtre. La proximité Galilée-Brecht est palpable. Mais, la pièce ne cesse d’évoluer avec les tempêtes de l’Histoire et leurs effets d’incohérence. Lors du débat sur la bombe atomique (1944-1947), Brecht jugera son personnage, coupable d’avoir capitulé devant le pouvoir et donc d’avoir bloqué une réflexion éthique sur la fonction du scientifique. La ‘croyance’ en la science a fait place au doute, l’idéalisme des Lumières, sa foi en la Raison se mettent à boiter. Le regard se strabise. La contradiction est béante et doit le rester. Coupable du point de vue d’une éthique exigeante, certes, mais Malheur au pays qui a besoin de héros reste un bel aphorisme. Cette phrase souvent murmurée, audible des seuls connaisseurs du texte, est dite à voix haute par Weber. Il donne aussi à entendre  « il faut penser avec prudence », j’aime cette proposition autant que la précédente. Comme un correctif à « penser par volupté », une disposition galiléenne (selon Brecht, Petit organon, §63) … et brechtienne.

À Berlin, la mise en scène de Tragelehn de 1998 et le jeu du comédien prêtaient au personnage des traits attribués à la “psychologie de Brecht”, la ruse entre autres. Les jeux du chat et de la souris de Galilée avec le pouvoir, ses renoncements  préfigureraient ceux de Brecht en RDA.

Que les personnages brechtiens se nourrissent des contradictions de Brecht est évident, mais de là à expliquer l’un par l’autre appartient à ces confusions dommageables pour la littérature. De plus, ces contradictions, voire déchirements sont aussi historiques. On a tendance à oublier que  l’écriture, d’une manière générale,  est plus savante que l’auteur (en ce cas, le bonhomme-Brecht).


Quand j’écris, il va de soi, je sais plus que quand je parle […] disait Heiner Müller
Wenn ich schreibe, weiss ich natürlich mehr, als wenn ich rede [..]

EINE AUTOBIOGRAPHIE,  Erweiterte Neuausgabe mit einem Dossier von Dokumenten des Ministeriums für Staatssicherheit der ehemaligen DDR, Kiepenheuer & Witsch, 1992, 1994, p. 495.


J’ai été frappée  par  la  qualité d’écoute de la salle, en majorité un public de gens jeunes. Elle m’a rappelé la salle du TNP de la fin mars 1968, des scolaires écoutaient La Mère, en matinée. On disait les étudiants, la jeunesse en général, dépolitisés. Le consensus régnait dans la presse. Quand je rentrai à Heidelberg,  où  les  étudiants  ne  cessaient de me demander « pourquoi ça bougeait si peu en France », je m’empressai de leur dire ma conviction intime, forgée cet après-midi là, non la jeunesse n’était pas dépolitisée ! Un mois plus tard, Mai 68 achevait de les convaincre.

Le théâtreest un psycho-socio-test efficient. Qui a entendu des comédiens polonais raconter le début du Printemps polonais à la sortie d’une pièce du poète Adam Mickiewicz, ne l’oublie pas. On y voyait un homme enchaîné par l’occupant (russe), les gardiens de l’art avaient exigé qu’on enlevât les chaînes. Comme ils n’avaient pas entendu la vague des rumeurs de mécontentements approcher,  ils  ne pouvaient pas prévoir que la vision d‘un homme — enchaîné sans chaînes  — aurait  une force d’évocation si  puissante  qu’elle propulserait dans les rues, un peuple frustré de ses libertés élémentaires. L’aveuglement du pouvoir est réconfortant qui ignore les impondérables de la dignité humiliée.

P.-S. du 18 mai 2011. Triant mes archives théâtrales, j’ai retrouvé le Programme de la soirée. Un petit cahier avec un beau texte du metteur en scène, Jacques Lassale. Les fondements de son travail sur la pièce. Il nous donne à penser, avec discrétion, les fils directeurs de sa mise en scène. (J’ai numérisé l’ensemble, et j’aurais plaisir à l’envoyer à qui le demanderait).

GALILEE.Distribution

Vendredi 24 mars 2000

Lecture à rebours

Quand je me lève assez tôt, je range, c’est-à-dire que je trie les journaux qui forment des petites tours fragiles et/ou je trie à nouveau les articles découpés. Ce matin, c’est un entretien de  Godard avec Hervé Guibert qui m’arrête. Quelques idées à savourer, qui font échos à des choses qu’on vient de se dire.

« Quand on va au fond des choses, on est obligé de revenir à son enfance.

« Pourquoi associer le syndicalisme au bégaiement ?

«[..] La parole ouvrière bégaye. L’interview d’un ouvrier à la télévision ne serait pas possible, il y aurait trop de silence et la télévision ne supporte pas le silence. Les ouvriers cherchent leurs mots et leurs pensées, ça ne se trouve pas comme ça.

« Il faut des métaphores pour accomplir des distances […] la musique, la fiction, c’est ça. »

« J’ai essayé de montrer la peinture sous une forme métaphorique qui renvoie à d’autres choses de la réalité. Les chevaliers sont des métaphores des patrons, les fusillés de Goya, les métaphores des filles qui vont à l’usine. »

Bien d‘autres idées à mâchouiller, mais je ne parviens pas à numériser la page jaunie. [Monde du 27 mai 1982, p. 10 (Cannes 1982)].

Vendredi soir

Convertir, évangéliser, encore et toujours

Je croyais pouvoir  écouter les nouvelles, mais le voyage du Pape en Israël fait la une des différentes chaînes. J’ai zappé, en vain. Comment font les deux chaînes, l’une publique, l’autre non publique, pour enchaîner les mêmes informations, parfois à la minute même ?

Le Pape battait un mea culpa sur la Shoah, demandait pardon au Mur des lamentations, il invitait à la réconciliation religieuse, mais parallèlement, sa Sainteté demandait aux jeunes d’être les nouveaux prophètes évangélisateurs.

Mais  QUI  donc doivent-ils évangéliser ?

Contradiction? Incapacité  à  penser une des racines de l’antijudaïsme chrétien?  À savoir, répétons-le, la conversion des Juifs à la reconnaissance du prophète,  annoncé dans le judaïsme  — comme horizon d’attente infinie.


*

« Mais en 1920, ils ne voulaient même pas nous autoriser, à mourir à notre manière. Nous devions être inhumés à la façon chrétienne. C’était vouloir emmener ma mère de force, là-haut, dans un pensionnat pour Blancs. Pendant quatre jours, je sentis la nagi de ma mère — sa présence, son âme —, à mes côtés. Le prêtre parla d’éternité. Je lui déclarai que nous autres Indiens ne croyons pas en un « à jamais ». Nous pensons que seuls les rochers et les montagnes perdurent, mais même rochers et montagnes disparaissent à un moment donné. Il y a une nouvelle aube, mais pas d’éternité. C’est ce que je dis au prêtre. «Quand viendra mon temps, je veux aller où sont allés mes ancêtres.» Le prêtre rétorqua: «Peut-être est-ce l’enfer.» Je lui dis que je préférerais rôtir en compagnie de ma grand-mère sioux ou d’un de mes oncles plutôt que de m’asseoir sur un nuage à jouer de la harpe avec un visage pâle inconnu. Je lui dis : « Ce nom chrétien de John, ne me le donnez pas quand je ne serai plus. Appelez- moi Tahca Ushte- Cerf Boiteux. »

Tahca USHTE, De Mémoire indienne, Plon, 1977 (Lame Deer Seeker of Visions,1 972), en collaboration avec Richard ERDOES (p. 39).

*

Une innocente blague juive

Chmouel est au chômage depuis plusieurs mois. En désespoir de cause, il se rend chez le rabbin pour lui demander s’il n’aurait pas un travail, même très humble, à lui proposer.

— Je ne vois qu’une possibilité, Chmouel :  garde la porte du ghetto en attendant l’arrivée du Messie, ainsi, dès qu’il arrivera, tu préviendras tout le monde.

— Mais, Rabbi, je ne vais pas gagner d’argent en faisant ça.

— Peut-être, Chmouel, mais c’est un boulot stable.


*Marc-Alain Ouaknin,  Dory Rotnemer, La bible de l’humour juif,  entre 500 et 1000 blagues,  Editions Ramsay, Daniel Radford Editeur, 1995, p. 41

*

Ce voyage me rappelle le voyage d’un autre Pape à Jérusalem (Paul VI) et du récit humoristique que m’en avait fait une amie qui couvrait l’événement pour un journal anglais. Je l’entends encore dire avec l’ accent anglais :  

—  C’était l’orgasme!

Elles parlaient des nonnes qui sortaient pour la première fois de leur couvent et qui se pâmèrent à la vue du Pape.

— Elles voulaient le toucher! C’était un spectacle  étonnant!   Elles  ont  failli  l’étouffer!

Y.,  son époux,  responsable du bon déroulement,  avait eu très peur !

« Ils se seraient presque battus pour le toucher »   dit aujourd’hui un journaliste de TF1. Le simiesque dans l’humain m’amuse toujours. Et m’émeut dans la mesure même où notre animalité est garante de notre humanitude.

À ma connaissance, les singes n’étouffent pas leurs congénères.

Toucher l’idole !  Des restes de fétichisme païen.


Jeudi 30 mars 2000

Nos traces silencieuses

Ai vu,  Nos traces silencieuses. L’idée est intéressante qui  invitait à  partir des marques laissées sur la peau  — des tatouages involontaires de la vie, une brûlure, une trace de morsure…  —  à  suivre une jeune coréenne adoptée,  en quête de ses origines. Mais le traitement en est pauvre, ni documentaire qui se fictionne parce que débordant le propos, ni fiction qui contiendrait du réel humain. Dommage.  Mais, il faut bien commencer pour advenir.

J’aime  aller aux Ursulines, ce cinéma où murmure de l’Histoire.

Envoyé spécial sur la Deux

Un documentaire sur la brigade des stups. Ça revient périodiquement, on est invité à suivre filages et  arrestations. J’éprouve des sentiments si indéfinissables qu’ils en deviennent “surréalistes”. Entendre dire qu’il faut gagner la guerre contre la drogue relève  pour moi de l’aveuglement et/ou de la duperie la plus monumentale. Cette guerre est depuis longtemps perdue. Pourquoi continuer à dire le contraire  Mais a-t-on jamais engagé la guerre  On peut dire que la RFA a engagé une guerre contre les Fraction armée rouge et l’a gagnée. Mais contre la drogue ?  Peut-on gagner une guerre qui n’a jamais été engagée, et de plus contre quelque chose qui est de l’ordre du désir ? Demande et offre étant indissociables. Formuler le problème en termes militaires est déjà une aberration en soi. Si on a du mal à accepter la plongée d’adolescents de toutes les classes sociales, du quart-monde à la haute et riche bourgeoisie,  si on a du mal à accepter que nos démocraties se pourrissent de l’intérieur par investissement massif d’argent blanchi, si on a du mal à accepter une économie cocaïnée qui finira par devenir folle, si…, si…, il faut aller vivre à Dysneyland, comme dit si joliment un personnage du Goût  des autres.

La brigade des stups est passée de 120 membres à 80. Pour gagner la guerre, on peut faire mieux ! Le sentiment qu’ils font  semblant d’y croire. En représentation. Le jeune femme a l’air d’y croire, naïveté de la jeunesse qui doit amuser ses collègues vétérans qui en ont vu d’autres dans les combats perdus, eux qui ont pataugé et pataugent à longueur de jours dans nos marais sociaux.

À QUOI, à QUI,  servent ces reportages? Qui les commande? Si c’est pour dire que la police, payée par nos impôts, fait son travail, c’est un peu court ! Bien sûr, qu’elle fait son travail, comme les profs, les facteurs, etc. Avec ses ratés, dus au recrutement (entre autres).  On ne nous invite pas à suivre un facteur dans sa tournée, un prof dans sa classe pour nous montrer qu’ils font leur travail ! Alors, à qui ça sert? Ces reportages sur la lutte contre la drogue visent-ils l’information ou le masquage ?   La lutte contre la drogue n’est pas un problème policier, mais un problème politique. De volonté politique.

Au lieu de suivre les policiers dans leurs filatures, le journaliste devrait poser les bonnes questions, même si elles restent sans réponse : pourquoi de temps à autre, des policiers passent la porte de gens connus, comme celle de Françoise Sagan, par exemple, pour saisir 10 grammes d’héroïne ? Et pourquoi s’arrêtent-ils devant d’autres portes qu’ils connaissent ? Pourquoi ces reportages sur les banlieues, alors qu’à Paris, les dealers sont partout ? Même devant ou à proximité des ministères… Le journaliste devrait aussi s’interroger sur les chiffres officiels qui relèvent du canular. Des effets de réel, comme dans les fictions utopiques où l’auteur nous dit que l’île s’étendrait sur  2835, 23 km2,  que sa population est de 815 981 âmes! Ça fait vrai, même si cette île, cette population, n’existent que dans et par le langage! La brochure d’informations récemment publiée et largement diffusée en est un bel exemple. Des chiffres, des statistiques qui veulent produire des effets de réel,  pis des effets de maîtrise sur le réel de la drogue.  Pour faire scientifique.  Aux frais du contribuable.

On  nous  dit  que  les morts  par  overdose  ont baissé,  mais les autres  formes de mort ? Car, il est des morts plus terribles que la mort physique, les psychiatres pourraient en parler. Silence de plomb. Les accidents de la route seraient-ils, tous, un effet de l’alcool ? Sur  91000  interpellations en 1998, 71000 pour le cannabis, la moins dangereuse, alors que la cocaïne circule partout.

On aimerait que les journalistes soient plus  coriaces. Mais le peuvent-ils ? Le désirent-ils ?

Alain Labrousse, directeur de l’Observatoire géopolitique  des drogues, qui publia plusieurs livres sur la question (Atlas mondial des  drogues, Où va la  cocaïne ? la Drogue, L’Argent et les Armes…) intitulait sa participation à DON QUICHOTTE, LES POLITIQUES TIENNENT UN DOUBLE LANGAGE SUR LES DROGUES :

« Il y a peu de domaines où le double langage est plus évident qu’au sujet des drogues. Par exemple, les saisies et la consommation de cocaïne sont en augmentation constante en Europe (40 tonnes saisies l’année dernière). En France, on estime qu’il y a 300 000 consommateurs, parmi le show-biz, la presse, la Bourse, les affaires, les architectes, les médecins et, bien sûr, dans la classe politique. Les politiques ne sont pas les plus nombreux mais il y a des exemples incontestables, même dans la droite conservatrice. L’utilisation est souvent utilitariste. Nous citons, dans une de nos études, qu’un groupe de parlementaires européens a arraché la signature d’une décision à 4 h du matin parce qu’ils avaient tous pris de la cocaïne. Il y a eu aussi cette péniche parisienne où la police a saisi une disquette de clients où figurait une bonne partie du gotha parisien, dont le directeur d’une chaîne de télé. Pourtant, seul un médecin et un dentiste ont été poursuivis. Car des policiers qui s’attaqueraient trop à certains milieux seraient victimes de pressions. Les politiques sont enfermés dans le double langage. Si on publiait la photo de l’un d’eux en train de sniffer, sa carrière serait finie.

« Je connais personnellement des hommes politiques de tout bord qui sont à la fois prohibitionnistes et consommateurs. Leur justification est assez élitiste : ils pensent savoir utiliser les drogues plus intelligemment que la moyenne. Quand les politiques seront-ils décidés à parler vrai dans ce domaine? », DON QUICHOTTE, N°3, avril 2000, p. 41.

*

Que la drogue soit de l’ordre privé, je pourrais en convenir si…, si les effets sur la santé, par exemple, étaient couverts par ceux/celles qui en prennent les risques, et ceux/celles qui s’enrichissent, mais, dans l’état actuel des choses  — le pire  —  il est difficile de l’admettre. L’argent permet toutes les corruptions, dans tout l’appareil d’État et sert aussi à mettre la main sur l’économie d’une nation, privilégiant le seul rapport financier. Et cetera. Par ailleurs, le double langage — ne fais pas ce que je fais — est aussi corrupteur que l’argent dit sale. Le double langage non seulement sape la crédibilité des politiques, mais jette le soupçon sur la volonté affichée de lutter contre.  La démocratie exige un minimum de confiance dans le politique.

Le Don Quichotte d’avril, outre une interview d’Eva Joly, qui en sait long sur la corruption généralisée et ses effets néo-colonialistes dans les pays du Tiers-Monde offre des photographies de mise en scène de crimes, sous le titre Les meurtres photographiques de Yann Thoma, l’Art du crime. La banalisation du crime comme « valeur nouvelle » !

Un rêve utopique de transparence

Allons, citoyens encore un effort ! disait Sade. La démocratie comme idéal à toujours revisiter et à conquérir. Indéfiniment. Je rêve souvent de ces Syphograntes inventés par Thomas More dans l’Utopie. Les Syphograntes sont des citoyens observateurs, chargés d’assurer  la transparence du pouvoir, des décisions, des procédures, etc., car dans l’Utopie, les instances du pouvoir sont maison de verre.

On peut rêver, l’Utopie, c’est fait pour, comme un poème. Et si certains des aspects de l’utopie morienne ne nous font plus rêver, c’est aussi parce qu’ils portent les marques d’un temps, celui de More, un temps shakespearien*.  C’est dire… Et aussi, celles d’une tradition intellectuelle allant de Platon à Saint-Augustin.

* More écrivit l’Histoire de Richard III,  qui “inspirera” Shakespeare.

De quelques idées à mâchouiller comme support au rêve.

« LES MAGISTRATS.- « Chaque groupe de trente familles, tous les ans, fait élection d’un magistrat, qu’ils appellent, dans la langue primitive, Syphogrante, et Phylarque, dans la langue moderne. À la tête de dix Syphograntes et de leurs familles est placé un magistrat nommé autrefois Tranibore, aujourd’hui, Protophylarque. Enfin tous les Syphograntes, au nombre de deux cents, après avoir fait serment de choisir le candidat  qu’ils estiment le plus capable de servir l’intérêt public, élisent, au suffrage secret, comme «Gouverneur»  I’un des quatre citoyens présentés par le peuple. Chaque quart ou quartier de la ville, en effet, désigne un candidat qui est proposé au choix du Sénat. Le principat est conféré pour la vie entière, sauf si le Gouverneur, soupçonné d’aspirer à la tyrannie, est destitué. Les Tranibores sont soumis chaque année à la réélection mais on ne les remplace pas sans de sérieuses raisons. Les autres fonctions publiques sont conférées pour un an. Tous les trois jours, et même plus souvent, si les circonstances l’exigent, les Tranibores se réunissent en conseil sous la présidence du Gouverneur. Ils délibèrent des affaires publiques et règlent, sans tarder, les rares conflits qui pourraient s’élever entre particuliers. Ils invitent toujours aux délibérations du Sénat deux Syphograntes qui changent à chaque séance. La loi prévoit qu’aucune motion d’intérêt public ne peut être ratifiée si elle n’a pas été discutée au Sénat trois jours plus tôt. (*) Prendre des décisions concernant les affaires d’intérêt public ailleurs qu’au Sénat, ou hors des assemblées du peuple, est considéré comme un crime capital. D’après les Utopiens, ces lois ont été instituées pour qu’il ne soit pas facile au Gouverneur et aux Tranibores de conspirer, d’opprimer le peuple par la tyrannie et de changer la forme de gouvernement. C’est pourquoi, toutes les délibérations importantes sont communiquées aux assemblées des Syphograntes qui, après les avoir exposées aux familles dont ils sont les représentants, en débattent d’abord entre eux avant de rendre leur avis au Sénat.»

More qui s’amusait à la fois de jeux signifiants sur les noms et de petits commentaires dans les marges du discours d’Hythlodée, note en marge du paragraphe (*) :« Fasse le ciel qu’on agisse ainsi de nos jours dans nos conseils! C’est ce que voulait dire l’ancien proverbe « a nuit porte conseil ». Tout est pensé dans l’Utopie  pour éviter le secret au service d’intérêts particuliers et pour engager à la fois la liberté et la responsabilité de tous, l’élection étant considérée comme le meilleur moyen d’y parvenir. Une exigence éthique sans modèles empiriques possibles. Non sans ressemblance avec l’horizon de la blague soviétique :

« Un membre du Parti, se voulant rassurant, affirme devant des paysans que le socialisme est  à l’horizon.  Ne connaissant pas le mot, ces paysans en cherchèrent la définition dans L’Encyclopédie sovietica. Ils lurent : l’horizon est une ligne qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en  rapproche.»

Ils ont été  nombreux à dire que l’URSS  était  une “utopie réalisée”! Même la Bibliothèque Nationale prolonge aujourd’hui ce discours. Il est vrai que l’exposition a été pensée en Amérique, où l’Utopie de Thomas More a été associée à Mein Kampf par un bipède qui n’avait lu ni l’une ni l’autre, le nazisme servant à tout et n’importe quoi pour hyperboliser un argument. Du révisionnisme masquée.

Les ouvrages exposés méritaient le déplacement. Des merveilles. L’édition originale de L’Utopie* de More ressemblait aux livres d’étrenne que l’on distribuait, de mon temps, aux bons élèves.


« L’Utopie est d’abord le refus des conditions présentes, le refus de reconnaître les réalités comme les seules possibles, c’est donc le désir de l’impossible. Et si on n’exige pas ou ne veut pas l’impossible, le champ du possible devient toujours plus petit.

« Utopie ist ja zunächst nichts weiter als die Weigerung, die gegebenen Bedingungen, die Realitäten als die einzig möglichen anzuerkennen, ist also der Drang nach dem Unmöglichen. Und wenn man das Unmögliche nicht verlangt oder will, wird der Bereich des Möglichen immer kleiner.» Heiner Müller.

[Cité par Jan-Christoph Hauschild, HEINER MÜLLER oder Das Prinzip Zweifel, Eine Biographie Aufbau-Verlag, Berlin, 2001, p.7.]

Vendredi 31 mars 2000

Claude Lefort, Soljénitsyne

En cherchant un ouvrage dans ma bibliothèque, je fais tomber  Un homme en trop, de Claude Lefort. Je feuillette ou je relis toujours un bouquin qui tombe, j’honore sa manière de se rappeler à mon bon souvenir.  Je me souviens de Giorgio Strehler qui disait avoir  — durant vingt ans  —  songé   à mettre en scène le Roi Lear, sans oser s’y risquer. Et de temps à autre, obstinément, le texte tombait se rappelant à lui. Un jour, il s’attela à la tâche.

Intéressant de relire ces Réflexions sur « l’Archipel du Goulag »  après le passage par le nazisme. Je l’avais lu lors de sa parution, en 1976, à un moment où à gauche, on trouvait Soljénitsyne, trop anticommuniste parce que trop chrétien. Dévot. Margarete Buber-Naumann disait aussi à quel point oser parler des camps soviétiques aux communistes internées, étaient dangereux.  “Trotskiste” qu’elle  était.   « La peur du vrai »  est  une maladie très commune. Et pas seulement chez les communistes.

Lefort commence par rappeler les positions d’intellectuels de gauche sur la question des camps de travail forcé en URSS dans les années 50. Quelques formules pour cerner les enjeux du travail  de  l’écrivain : vouloir  penser ce  qui  prive de  penser (l’horreur des camps) ; la passion de comprendre qui fait de l’Archipel du Goulag un essai d’investigation littéraire et donc plus qu’un récit, un document historique. L’écriture de Lefort est  elle-même  travaillée  par  l’émotion  qui  traverse  l’Archipel du  Goulag.

Une poétique de l’écriture s’y dessine :

« C’est une investigation indéfinie, sans limite, s’engendrant d’une condition privée de sens; c’est pourquoi elle est littéraire. Elle est immédiatement liée à l’exigence de parler pour vivre et de vivre pour parler, et ne peut que le demeurer. Impossible, dès lors, que le mouvement de la connaissance se défasse de la conquête d’une parole qui nomme les choses et les autres, se défasse de la tâche d’expression : ainsi seulement l’œuvre est dans l’élément de la vérité.» (p. 24)

ou encore au sujet d’Une journée dans la vie d’Ivan Dénissovitch :

« une œuvre de pensée dans laquelle le désir de savoir se donne libre carrière sans passer par le détour de la fiction, quoiqu’elle demeure nécessairement littéraire en tant qu’investigation.»  (p. 36)

Découvrir par l’écriture « la logique du totalitarisme »  pour Soljénitsyne. Continuer à penser  — à travers une autre écriture  —  le phénomène totalitaire pour Lefort.

*

J’aime sa définition du libertaire, au sens russe de contradicteur public :

« Mais, au fait, il y a un mot qui résonne plus familièrement à nos oreilles et qui a l’avantage de s’inscrire dans une tradition (mais n’est-ce pas aussi un inconvénient ?) : libertaire.

Libertaire ? Il y en a parmi mes lecteurs, j’en suis sûr, qui trouveront la définition inconvenante (je ne parle pas des «orthodoxes», néo-staliniens ou trotskystes ; elle risque de ne pas leur déplaire, puisqu’ils haïssent le type du libertaire). Quoi, diront-ils, Soljénitsyne respecte la Loi, la Famille, la Tradition, il aime la Terre et il croit en DIEU (!), comment le nommer libertaire? Mais je réponds à ces lecteurs qu’ils se trompent : l’attitude libertaire n’implique ni n’exclut a priori aucune croyance, sinon précisément cette croyance qui requiert adhésion à l’ordre établi, soumission à l’autorité de fait, confusion entre l’idée de la loi (si elle fait défaut, alors ce n’est plus d’un libertaire, mais d’un truand qu’il s’agit) et les lois empiriques qui prétendent l’incarner. L’attitude libertaire échappe aux catégories de l’idéologie, et moins encore peut-elle se codifier en une doctrine. Quant aux hommes qu’on peut dire tels, ils sont, comme tout le monde, déterminés par les conditions historiques, sociales, culturelles, ils traînent après eux des préjugés ou des fantasmes. Mais cette détermination est secondaire. Qu’ils invoquent un passé ou un avenir idéalisés et illusoires, dans le présent ils ont un flair quasi animal pour sentir les appâts de la servitude, ils voient, ils parlent quand les autres ferment les yeux, se taisent. Rebelles de nature, comme on les nomme, ils n’ont pas peur de dire: je, publiquement, sachant d’un savoir qui ne s’embarrasse pas de justifications, que ce n’est pas leur petit ego qui s’exhibe, mais la vérité qui fait vibrer leur voix. Or Soljénitsyne est de cette espèce. » (p. 35-36)

Lefort y insiste, Soljénitsyne parlait du point de vue du dominé, du trimeur. Celui-là même pour qui ON était censé avoir fait  la Révolution.



AVRIL 2000


Mercredi 5 avril 2000

Amnesty International :
Arabie saoudite, et les oies de Toulouse à bavette du Gers

Installée dans mon fauteuil, je lis les journaux, tandis que la Cinq  continue de diffuser ses programmes, en bruit de fond, ma commande a encore disparu sous une pile de journaux à lire, et je n’ai pas  envie  de  me lever  pour  éteindre. Je commence à  lire  La Chronique d’Amnesty international, tandis que la Cinq commence à diffuser un documentaire  sur un paysan du Gers.  De temps à autre, j’arrête de lire l’article sur l’Arabie Saoudite, royaume de la « torture institutionnalisé »*, je jette un coup d’œil sur l’écran. Le visage du  paysan du Gers m’accroche, j’écoute : il parle de ses oies de Toulouse à bavette  qui meurent de vieillesse dans sa cours de ferme. Une espèce non sélectionnée par les  fabricants industriels  de foie  gras et  donc en  voie de  disparition. De temps à autre, il en mange une, avec des amis. Je lorgne avec concupiscence sur les morceaux servis, le foie gras poché, dans une sauce à base d’œufs de caille (je crois),  serait plus savoureux que le foie gras poêlé.


*Titre d’un article de  Libération du 30 mars 2000, rendant compte de la Chronique d’Amnesty.

Je vais,  je viens,  entre l’écran et le journal d’Amnesty.  C’est apaisant d’écouter cette voix calme, enracinée, généreuse, c’est grâce à elle que j’ai pu continuer à lire les articles sur l’Arabie Saoudite, cette grande amie de l’Amérique  qui pratique des formes d’esclavage, très moderne, 7 millions d’immigrés avec un seul droit, celui d’être serf. Un étrange sentiment naît de ce  va-et-vient  entre  deux extrêmes du monde moderne. D’un côté, ce paysan collectionneur de plantes et de volatile en voie de disparition. Une sorte de conservatoire privé. De l’autre, la violence du monde des puissants, avec l’aval des démocraties consommatrices de pétrole.

Je lis :

« Dès son arrivée, le travailleur immigré se voit confisquer son passeport par son sponsor. Privé de ce document, l’expatrié devient alors complètement dépendant de cet encombrant tuteur et ne pourra plus quitter le territoire saoudien sans accord de celui-ci. Cette confiscation par une personne privée d’un passeport, document officiel s’il en est, viole le droit international. Et pourtant aucun gouvernement étranger ne proteste.

fish and chips

« Par ailleurs, le sponsorat est devenu pour certains Saoudiens une source de revenus, principale pour les moins pourvus, accessoire pour les plus riches. Ces « commerçants »  qui, acoquinés avec des courtiers « marrons », s’approvisionnent sur les marchés du Sud-Est asiatique disposent ainsi d’« écuries » constituant, du fait de la dîme prélevée chaque mois, une manne intéressante. Qui n’a vu, dans les aéroports de Riyad ou de Jeddah, ces filles de ressortissants philippins, sri lankais ou indiens, attendre patiemment que leurs sponsors saoudiens viennent les chercher? En signe de reconnaissance, ils portent sur la poitrine une affichette ou tiennent à la main une ardoise avec le numéro de leur sponsor. Rudoyés par les policiers et les douaniers, ils découvrent souvent trop tard que l’Arabie Saoudite n’est pas le pays de cocagne dont on leur avait parlé. Beaucoup de contrats établis en conformité avec la législation du pays d’origine de l’expatrié, notamment en matière de salaire, sont, à l’arrivée, mis d’autorité aux normes saoudiennes, avec une baisse substantielle des rémunérations. Une ambassade asiatique qui s’était pourvue devant la justice s’est vue répondre qu’en Arabie le droit local prévalait sur la législation étrangère. Point barre.»  (La suite dans La  Chronique d’avril 2000).

Il faudra bien que l’Histoire, un jour,  règle ses comptes avec notre cynisme de nantis démocratiques.  Quel en sera le prix?

J’envoie en pensée mille baisers-papillons à ce paysan du Gers qui, avec quelques autres, permet de ne pas désespérer  de l’espèce sapiens. L’émission a pour titre Terroirs et cours de ferme. Précieux ces porteurs d’une autre attitude en face de la vie, en ces temps que je trouve bien sombres.

Lundi 17 avril 2000

Roberto Calasso et Charles Malamoud

Suis allée à l’Institut culturel italien, sur invitation de Monique C. qui a pensé que le sujet, le mythe, m’intéresserait. Roberto Calasso présentait son ouvrage “Ka”. Un beau moment sur les sommets de la pensée littéraire. Charles Malamoud tisse avec simplicité et rigueur un fil d’Ariane pour nous inviter à entrer dans un livre déconcertant, un recommencement de récits appartenant à la tradition indienne. Livre savant, mais aussi livre comme travail d’écriture, un texte qui germe d’autres textes, interroge par l’écriture des récits qui appartiennent à une autre tradition. Malamoud  achève son propos sur un récit à méditer.

Deux Puissances divines se rencontrent : Parole et Sacrifice. Ils s’éprennent l’un de l’autre, s’étreignent. L’étreinte fusionnelle est si parfaite qu’elle inquiète Indra, le champion des Dieux. Craignant la naissance d’un être trop puissant qui rendrait les Dieux inutiles, il se livre à un viol. Indra se transforme en embryon pour occuper la matrice de Parole. À sa naissance, il emporte cette matrice. «Il l’arrache» a dit Malamoud.  Réenfanté par Parole, Indra, le défenseur des Dieux,  réaffirme sa puissance, les Dieux, le monde, ce dont on parle, n’ayant de force que portés, recommencés indéfiniment par la parole.

Un “récit-concept” comme il en existe dans toutes les traditions culturelles. Un récit pour dire que les  Dieux sont des effets de langage.  Je bois du petit-lait. C’est ce à quoi, j’ai abouti après 15 ans de travail sur les récits “extra-ordinaires” du monde. La traversée pourtant rapide de récits indiens m’avaient laissé entrevoir une  Inde qui  avait peu de  rapport avec celle de bigots occidentaux adorateurs de Dieux indiens. Je suis heureuse de la retrouver, cette Inde, peu respectueuse de ses Dieux, offerte par des connaisseurs qui, eux, ne se contentent par de traverser, mais passent et repassent par cette tradition et la méditent. «  L’expérimentation la plus audacieuse de la pensée humaine », dit Calasso. Les superlatifs manquent toujours le but qui leur est assigné. S’en méfier.La notion d’origine, le Big bang  divin si cher aux Occidentaux est étrangère à la pensée indienne. Pas de commencement absolu. Les commencements sont toujours des reprises, à partir d’un  “reste”.  Une pensée donc toujours tendue entre « la nécessité des continuités et la nécessité de ménager des décalages entre les événements, des différences », disait Malamoud en introduction.

Moralité : se fier à ses intuitions. L’intuition comme  voie possible d’exploration. Une voie qui autorise à aller contre des pensées si hégémoniques  qu’elles en deviennent Mur berlinois. Il faut creuser dessous pour les contourner et s’échapper.Je relirai du Malamoud et je lirai “ Ka”. Un titre qui signifie Qui ? Un interrogatif. Une question qui n’a de réponse que dans sa propre répétition. Nom secret de Prajapati,  « Géniteur », « Seigneur des Créatures ». Qui ?

Jeudi 20 avril 2000

À proximité du Pont Mirabeau, subitement, un souvenir affleure, il y a exactement trente ans, Paul Celan  sautait dans la Seine du Pont Mirabeau pour en finir. J’avais retenu la date par un jeu d’associations : 13, date de mon anniversaire  + 7  = 20…

Celan traducteur d’Apollinaire. Un nœud de “coïncidences” qui font parabole : un poète saute d’un pont qu’un autre poète a transmué en poème de solitude,  de mort…

Qu’est-ce qui pousse un être à vouloir en finir avec sa vie? On parle, généralement, pour ceux/celles qui passent à l’acte, d’état dépressif, de mal-être. Je pense au contraire qu’il faut une extrême lucidité et une grande  forme physique  pour maîtriser un tel acte : décider de sauter d’un pont pour se  noyer. Quand on sait nager, ce qui était le cas de Celan, il faut encore se laisser couler, maîtriser l’instinct de survie.

Je me souviens d’un artiste brésilien, exilé,  rencontré deux heures avant son suicide, devant la librairie-galerie  Soleil dans la tête (Rue de Vaugirard) que nous fréquentions, nous avions bavardé dans la rue, je lui disais que j’avais vu une pièce en terre cuite que j’aurais aimé acheter, à crédit. Il portait une belle chemise blanche, neuve achetée la veille, son pas était celui d’un homme pressé. Le soir, j’appris qu’il s’était jeté du rocher de Vincennes, deux heures après cette rencontre. Rien ne disait qu’il était décidé d’en finir, et pourtant, ce jour-là, à l’heure  de la rencontre dans la rue, il avait un rendez-vous avec la mort, que j’ai seulement retardé de quelques minutes.

Ceux/celles, qui sont décidés à en finir, ne se ratent jamais. Leur suicide n’est pas un appel, mais un acte réfléchi, une décision dont la maturation est arrivée à terme. Qu’est-ce qui se noue dans une telle décision ? Qu’est-ce qui s‘est noué dans la décision de Paul Celan ?

 

MAI 2000


Retour sur le nazisme

ou la quête du sujet cynique se continue

J’ai reçu les ouvrages commandés, l’un a pour objet la  Guerre d’extermination, Crimes de la Wehrmacht, 1941-1944*, paru en 1995, le second en deux tomes, a pour objet les camps de concentration. Die nationalsozialistischen Konzentrationslager ** paru en 1998. Deux énormes pavés, 1200 pages. De quoi faire. J’abandonne l’Algérie et la mise en forme de mes « souvenirs de guerre », pour revenir au nazisme.


* VERNICHTUNGSKRIEG : VERBRECHEN DER WEHRMACHT 194l bis 1944, Hrsg. von Hannes Heer und Klaus Naumann. – I. Auflage – Hamburg: Hamburger Ed., 1995, Heer, Hannes [Hrsg.]

** Die nationalsozialistischen Konzentrationslager – Entwicklung und Struktur, Band I, Band II. Hrsg.von Ulrich Herbert, Karin Orth und Christoph Diechmann, Wallstein Verlag, 1998.


Je commence par la Guerre d’extermination, qui s’ouvre sur  des photographies, les  unes  nouvelles,  les  autres  connues,  déjà  vues  dans  le  recueil  de  documents  Gott mit uns, dont j’ai parlé en novembre 1999. Replacés dans leur cadre historique, les documents évoqués acquièrent une autre dimension et apportent quelques réponses aux questions que je me  posais. L’article  qui ouvre le chapitre premier,  Crimes, I. – Verbrechen I., a pour titre : « Tu viens tirer du Juif ?  L’extermination des Juifs en Serbie – «Gehst mit Juden erschiessen?», Die Vernichtung der Juden in Serbien.  Comme dans la Comédie humaine, je me suis  retrouvée nez à nez avec certains  personnages. L’auteur, Walter Manoschek, produit deux rapports, dont celui du lieutenant Walther, traduit et analysé en novembre 1999.  Je l’avais déjà rencontré dans l’ouvrage de Raul Hilberg, mais  pris dans la chaîne bureaucratique des massacres,  il était resté un nom parmi d’autres. C’est l’analyse de son rapport et l’emploi du verbe aussuchen, rencontré et analysé dans un texte de Brecht, qui lui ont donné un visage. Car les tueurs  — aussi  — ont des visages. Il importe  que les tueurs aient des visages.


« Nous n’avions pas le droit de regarder en face  les SS, mais quand l’un d’entre eux s’acharnait sur une malheureuse à côté de nous, impossible d’éviter la vision de leur affreuse jouissance.»

Geneviève de Gaulle Anthonioz, La Traversée de la nuit, Seuil, p. 24.

La Serbie, comme on sait,  fut le second pays de l’Est, à avoir été épuré de ces Juifs. En avril 1941, 17 000  Juifs  vivaient en  Serbie. Un  an  plus tard, la Serbie était  « judenfrei ». Pas de « phase de ghettoïsation »  comme en Pologne, mais un modèle nouveau d’extermination. Le général Ludwig von Schröder commence par chasser Juifs et Tsiganes de leur profession, par les déposséder de leurs biens et par les soumettre au travail forcé.

En juin 1941, la Wehrmacht attaque l’URSS, se déchaîne alors en Serbie, une répression politique sauvage, les communistes sont arrêtés. À la fin de l’été 1941, ce sont  les Juifs de sexe masculin  qui sont raflés et internés dans deux camps de création récente, l’un à Belgrade, l’autre à Sabac. Quand la guerre des partisans se développe, Juifs et communistes servent de “réservoir d’otages” – Geiselreservoir. L’extermination systématique des Juifs ira s’intensifiant.

Les autorités occupantes établissent un lien d’interdépendance entre deux ordres de faits indépendants : la lutte contre la résistance des Serbes (communistes ou  pas) et l’extermination des Juifs. Une manière de justification. Les frontières s’effaçant, entre ce qui relève de la guerre proprement dite et  ce qui relève de l’extermination programmée des Juifs, c’est la Wehrmacht et non la seule Gestapo, qui se chargera des liquidations.  Walter Manoschek souligne la coopération de toutes les instances occupantes : administration militaire, ambassade, police, groupes d’intervention. La Wehrmacht est impliquée dans les différentes étapes de l’extermination. Les soldats deviennent donc l’objet d’un intense travail psychologique. C’est précisément ce travail de manipulation psychique qui donne sens aux notations “psychologiques” du rapport-Walther, sur lesquelles je m’interrogeais. (Perdre ou ne pas perdre ses nerfs).

Le lieutenant Walther qui observait les soldats-tueurs, avait des raisons de s’inquiéter d’éventuelles inhibitions psychiques, qui préparait,  dit l’historien, la mort de 600 personnes pour les nuits suivantes.

Le lieutenant Walther sera promu Commandant. En 1962, lors de son instruction préliminaire au tribunal de Constance,  cet officier de la Wehrmacht assumera son passé, considérant  les exécutions comme légitimes, étant donné les pertes infligées à l’armée par les partisans. De l’auto-défense en quelque sorte.  L’instruction préliminaire fut suspendue.

Le blanchiment : une spécialité du XXe siècle.

*

L’indétermination sémantique comme masquage

La confusion juif/partisan continue donc de fonctionner. Une confusion-camouflage faite avec des mots dont l’interchangeabilité est devenue un automatisme langagier. De l’ordre de l’évidence. Mais, un partisan se met en danger volontairement, qu’il puisse être  exécuté, fait partie des prises de risque, tandis qu’un Juif  est mis en danger en tant que Juif, réduit à l’état de pur objet.  Des plans différents ont été superposés dans les discours justificatifs de la Wehrmacht et autres instances qui sont partie prenante dans l’extermination.

Le jugement de Coblence est un bel exemple des effets idéologiques de la mise en forme discursive d’une réalité déformée, c’est-à-dire d’une falsification,  dont il importe à la fois de souligner l’efficacité historique  et de dénoncer l’indétermination sémantique qui, après avoir  servi à donner forme à d’obscurs désirs de meurtre, rendant possible le passage à l’acte en toute légalité, continue d’imposer une vision des choses. Et la Justice pouvait continuer à blanchir des tueurs. Il faudra attendre les années 80, pour qu’on s’interroge sur les mains tachés de sang de juges en fonction.

Cette efficacité discursive est une question centrale en Histoire.

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Et pourtant! L’élaboration discursive  d’un rapport peut trahir l’implication subjective des acteurs-tueurs.

« Tu viens tirer du juif ? », s’entendait dire un permissionnaire de retour.  De fait, les lieutenants  Liepe, Walther dont j’ai analysé les rapports, et leurs soldats, étaient dans leur immense majorité, des volontaires, certains mêmes  décrivaient les exécutions  dans des lettres à leur famille, photos à l’appui, avec un certain enthousiasme vengeur, au point que  le haut commandement interviendra  au nom du secret militaire. Non pas des agents simples transmetteurs d’ordre, mais des acteurs qui participent activement — subjectivement —  aux meurtres.


Pour faire une pause, je reviens aux Dialogues d’exilés et à Me-Ti de Brecht. Une manière de laver sa cervelle.

SUR LE CAMOUFLAGE DES CRIMES D’ÉTAT

Les crimes effroyables des gouvernants prennent, dès que ceux-ci rentrent dans la vie de tous les jours, un air d’insignifiance et de banalité. L’appareil gouvernemental, en dehors de ses crimes, s’acquitte de toutes les autres tâches nécessaires et urgentes, en d’autres termes il s’est également réservé le privilège de faire ce qui est utile. Au surplus, comme il apparaît vers le soir, quand il a cessé de fonctionner, il se compose d’êtres humains. Nous avons parmi eux des membres de notre famille, des parents par alliance, des amis. Le juge lave ses mains sanglantes au milieu de tous les autres qui, le soir, se lavent les mains pour effacer les traces du travail. Il les lave au même robinet. […] (Me-Ti, L’Arche, dans la traduction de Bernard Lortholary, p. 105)

SUR LA PRODUCTIVITÉ DES INDIVIDUS

La division du travail, telle qu’elle règne chez nous, fait de la production un système qui freine la productivité. Les hommes ne se réservent plus rien. Ils se laissent poinçonner. Le temps est utilisé jusqu’au bout, pas une minute ne reste pour l’imprévu. On exige beaucoup. Quant à ce qu’on n’exige pas, on le combat. Ainsi les hommes n’ont plus rien en eux d’indéterminé, de fécond, rien dont on ne puisse se rendre maître. On fait d’eux des êtres bien définis, aux contours fortement tracés, des êtres à qui on peut se fier, afin de pouvoir les dominer. (idem, p. 111).

De petites lumières en mots.


Lundi 8 mai 2000

Je me souviens, j’étais à l’école. On a subitement entendu du bruit dans la cour de récréation, les grands qui avaient été prévenus les premiers, criaient, la guerre est finie, on a congé. Trop jeune pour apprécier la fin de la guerre, le mot congé en revanche me donna des ailes. On s’est précipité  dans la cours, deux maîtresses  pleuraient. Les grands  racontaient  à voix basse qu’elles étaient juives et écoutaient Londres.

Un souvenir léger comme un nuage.

Mardi 9 mai 2000

J’ai donné à lire, non sans hésitation, les analyses des rapports militaires de deux tueurs par balles (les lieutenants Walther et Liepe), à une amie Naomi Shepherd-Laish qui avait travaillé elle-même sur le nazisme pour son livre sur Wilfrid Israël*. Après avoir lu ces analyses, elle me raconta  le cauchemar suivant : Enfermée dans un camp avec d’autres Juifs, un camp dont on pouvait sortir (dit-elle en insistant), elle était seule à savoir ce qui  allait se passer  et comment on allait les assassiner, les autres étaient calmes. Gefaßt, disait  le lieutenant Hans-Dietrich Walther.


* Wilfrid Israël avait tenté de négocier la sortie de Juifs/Allemands contre du matériel auprès des Anglais. Il échoua. Le livre n’a pas été traduit en français et c’est dommage.


Deux jours plus tard, nous discutons de l’analyse. Elle avait cette expression que je connais, chaque fois  qu’il  est  question des Juifs de l’Extermination. Anglaise, elle «n‘avait connu que» le Blitz à Londres. Le visage habituellement très mobile est grave, presque figé, elle le détourne souvent de peur qu’on entrevoie les yeux qui se mouillent. Elle parle de profil. Elle souhaiterait que je souligne la tension, qui surgit de ces deux rapports, entre l’horreur de ce qui est rapporté et l’insistance à répéter qu’il n’y avait rien de particulier à signaler.  — Une manière de nier ce à quoi ils ont participé ?  — Parce que le travail est proprement fait, comme il se doit  pour d’honnêtes officiers, sans sadisme? se demande-t-elle, à voix haute. Le
proprement fait étant le signe qu’ils avaient gardé leur humanité ! Elle fait allusion à un propos tenu par un responsable nazi dont elle a oublié le nom qui disait en substance qu’il était fier que ses hommes aient  — malgré tout  — gardé leur humanité…  Himmler. Elle revient sur le mot befriedigt (satisfait), employé par le lieutenant Liepe pour dire l’état d’âme des soldats après les exécutions. L’expression du visage, tandis qu’elle parle, n’est pas définissable.

J’écoute en silence. J’aurais pu dire qu’ils «mentaient». Mais les preuves du « mensonge » ou du non-dit, du tu (si l’on préfère) sont si effroyables que je préfère me taire.

L’analyse lui paraît remarquable, elle tient debout toute seule, elle veut la traduire, il faut la publier sans attendre de trouver un  éditeur pour le reste. Car pour moi, à l’époque, tout se tenait, Mémoires croisées étaient un tout, une indivision. Donc impubliable.

Quand je dis que, peut-être, je n’ai fait tout cela que pour essayer d’y voir un peu plus clair, pour moi, et que dans l’état actuel des choses, je me demande si ça peut servir à quelque chose, à d’autres, elle proteste avec véhémence :  — Je ne veux pas que ça reste dans les tiroirs du 85… Pour me pousser, elle se propose de faire un article pour signaler l’existence de cette analyse dans le Herald Tribune. Elle sait que je ne suis pas très douée pour la recherche d’un éditeur. (Handicapée, serait plus juste).

*

Ce soir-là, un soir de printemps, aéré et serein,  après cet échange,  je lis très tard du René Char. Une charge d’affects bloqués trouve à se frayer un passage sur des pages où se dit une certaine humanité. Je pleure sur trois pages de  RECHERCHE DE LA BASE ET DU SOMMET, publiées en 1955. Après le maquis.

« Ceux qui pensent que l’exagération et l’outrance sont toujours de rigueur dans les comptes rendus de la vie politique des peuples ont, durant onze années, haussé les épaules quand on leur affirmait que dans le plus grand quartier de l’Europe (l’Allemagne) on s’occupait à dresser, on installait dans sa fonction un formidable abattoir humain tel que l’imagination biblique se serait montrée incapable de le concevoir pour y loger ses impérissables démons et leurs lamentables victimes. La réalité est la moins saisissable des vérités. Une sorte de vertu originelle pèse à ce point sur nous que nous accordons à l’instinct que le délire a consacré sous le nom de cruauté le bénéfice de la faute et, partant, du remords. Le bourreau ne sera qu’un météore. Rares seront ceux qui l’apercevront. À la main du diable, préventivement, nous opposerons les deux doigts de Dieu… Mais LÀ-BAS ?

Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. L’infaillible nouvelle nature d’une race de monstres a pris sa place parmi les mortels. Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens. Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible.

Dominique Corticchiato est né à Paris, le 13 janvier 1925. Toute son adolescence n’est qu’une moisson continue de lauriers. Discrètement ce jeune homme, cet enfant, va atteindre l’âge d’homme avec déjà autour de lui cette fugue de lumière propre à ceux dont la mission — qui prête à sourire — est d’ « indiquer le chemin ». Il ose ce qu’il veut, il sent ce qu’il doit faire.

À dix-neuf ans, il agit. Il habite Paris, où le risque est le même au soleil que dans l’ombre. Dominique Corticchiato, qui a traduit le Château d’Otrante de Walpole, qui a écrit, en anglais, un texte étonnant : la Littérature terrifiante en Angleterre, de Horace Waliole à Ann Radcliffe, se détourne de la réussite littéraire et fixe les yeux de l’occupant auquel il va porter tous ses coups. Il adhère au réseau « Marco-Polo » et dès lors son destin est tracé. Son intelligence, son audace, son intuition militaire le font distinguer. Le 2 mai 1944, il est arrêté. Son père José Corti, et son admirable mère ne pourront désormais que tendre leurs mains vers la nuit où leur fils est enfermé. Fresnes, du 2 mai au 15 août 1944. Puis Buchenwald, Ellrich… Le dernier train de déportés parti de France a emporté dans ses wagons l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué… » (1955, p. 61-62).

*


Je me souviens du vieux monsieur dans sa librairie. Qui un jour me rabroua parce que j’usai d’un néologisme courant à l’époque. — Pas vous quand même! Il attachait du prix au langage. La négligence est au commencement de la barbarie. Je rapportai à mes amis du Soleil dans la tête, à proximité, 10 rue de Vaugirard, cette correction langagière et surtout le ton sévère qui m’avait vexée. Il avait  perdu un fils, tué par les Allemands. La barbarie, il connaît, m’avait dit madame  Lévêque, en guise d’explication. J’ai alors compris pourquoi il avait tenu à connaître les raisons de mes études de germaniste. Il m’avait regardée attentivement, tandis que j’en donnais les raisons :

— Je voulais faire de l’Histoire, mais je n’avais pas fait de latin, et donc on refusa mon inscription. Bonne élève en allemand, par amour d’une prof, j’ai donc fait une licence d’allemand.

— Pourquoi pas l’italien ?

— C’eût été trop facile ! (trop long à expliquer).

— En fait, au départ, je voulais faire médecine, mais  les études  étaient  jugées trop longues par mes parents.

— Vous regrettez ?

— Non ! Je ne regrette jamais rien ! avais-je répondu avec ce ton péremptoire de la jeunesse, et  j’aime la littérature !

Il fit silence,  me tendit la main quand je sortis. La poignée de main était ferme.

J’ai toujours été émue par les deux silhouettes, qui faisaient couple et avançaient lentement, rue de Médicis, voûtées par le poids d’une peine inapaisable.

Le temps nazi  a favorisé, par son allaitement très spécial,  le développement de différents types de canaille. Dans toutes les couches sociales. La palette est large qui va  de la  canaille-pouvoir, avides de jouissances, rapaces, accumulant les richesses, (les sommes d’argent thésaurisées par les dignitaires nazis sont impressionnantes), à la canaille issue des couches sociales les moins favorisées qui peuvent, dans le cadre de la Loi, lâcher leurs instincts enragés. En passant par la canaille aux mains gantées de fer ou de velours maîtrisant leurs vils instincts, tuant proprement avec des lois ou des armes, sans sadisme. Apparent. Canailles liées comme les doigts d’une main et qui toutes franchissent en se jouant les «barrages dressés par la société contre elles».

Non seulement, il n’est  pas possible de les dissocier,  mais il est même indécent de le faire. La canaille-populace ne peut déchaîner les chiens de ses rancœurs sociales, que parce que les canailles gantées de velours ou de fer sont au pouvoir ou participent de ce pouvoir, directement, indirectement.

Et ce n’est pas le ton révolté de quelques-uns, choqués non pas par l’Aktion en soi, mais par la manière de l’exécuter, qui peut donner le change.  Tel le  Commissaire de Slazk (Biélorussie),  D.i Heinrich Carl qui, le  30 octobre 1941, dénonça au Commissaire général de  Minsk les exactions sadiques dont les Juifs étaient victimes. Il ne protestait pas contre l’extermination des Juifs en soi, mais contre le non respect des engagements pris,  par  les unités participant à l’Aktion. Tuer proprement. Comme Liepe. Walther et quelques autres. N’éliminer que la sélection qu’il avait faite, car le commissaire désirait garder les artisans-juifs. Par humanité?  Il insistait sur la brutalité sadique de la police politique allemande et des collaborateurs lituaniens qu’ils appellent “partisans”, non seulement à l’encontre  des Juifs, mais aussi des Biélorusses, les uns et les autres étaient «travaillés (!) à coups de matraque de caoutchouc et de crosse –  mit Gummiknüppeln und Gewehrkolben bearbeitet (!)». Il tentera même de s’interposer, revolver au point. «Il ne pouvait plus être question d’une action-juive – Von einer Judenaktion konnte schon keine Rede mehr sein*», écrivait-il dans son rapport secret. Judenaktion, oui, mais sans sadisme.


* IMT, T. XXVII p. 4 – 8 [Tribunal international de Nüremberg, 42 Tomes.]

À ces reproches de cruautés multiformes qui reviennent dans certains rapports, Hans Frank, gouverneur général de Pologne, répondait le 16 décembre 1941:

« La pitié, nous l’aurons par principe et uniquement pour le peuple allemand, et pour personne d’autre dans le monde. […] Ils doivent disparaître – Mitleid wollen wir grundsätzlich nur mit dem deutschen Volk haben, sonst niemandem auf der Welt. […] Sie müssen weg.»

La solution favorable – günstige Lösung étant les déportations à l’Est. Abschieben – abgeschoben, ce verbe et son participe, si souvent rencontrés, qui dit le mépris.  Mais que faire de ces gens déportés à l’Est, se demandait-on à Berlin. «Liquidez-les  vous-mêmes – liquidiert sie selber!». Car, à l’Est aussi, les «Juifs restent des goinfres extraordinairement nuisibles – Die Juden sind auch für uns außergewöhnlich schädliche Fresser*». «Ces 3, 5 millions de Juifs, nous ne pouvons pas les exécuter, nous ne pouvons pas les empoisonner, mais on peut quand même entreprendre des opérations qui conduisent d’une certaine manière au succès de l’extermination – Diese 3, 5 Millionen Juden können wir nicht erschießen, wir können sie nicht vergiften, werden aber trotzdem Eingriffe vornehmen können, die irgendwie zu einem Vernichtungserfolg führen […].»**

* Dans le Dictionnaire de la langue familière-Lexikon der Umgangssprache, Heinz KÜPPER, [Klett, Stuttgart, 1983, commencé dans les années cinquante], il est dit que  Fresser (goinfre) pouvait aussi désigner un adversaire coriace – unversöhnlicher Gegner, en rapport avec la nationalité, la profession, l’appartenance politique, la religion. Il me plairait que cette valeur soit incluse.

** IMT, T. III , p. 599-600

Une phrase étrange qui dit une chose et son contraire. Ni exécuter, ni empoisonner, mais des opérations, voire des interventions au sens chirurgical – Eingriffe, pour assurer le succès de l’extermination.

Mercredi 10 mai 2000

Primo Levi en RDA

Dans la revue allemande de l’ex-RDA. Sinn und Form de mars-avril 2000, je lis un article de  Joachim Meinert, Histoire d’une interdiction – Geschichte eines Verbots, sur la censure qui frappa les ouvrages de Primo Levi en RDA. Malgré l’appui enthousiaste de “sommités” intouchables.

Ni Konrad Wolf, ancien lieutenant de l’armée rouge, fils de l’écrivain Friedrich Wolf, qui avait émigré en URSS, ni Fred Wander, écrivain autrichien, communiste, juif, rescapé des camps de concentration, vivant en RDA, ne parviendront à infléchir la décision des 12 membres du Comité antifasciste qui ont écarté  Si c’est un homme et La Trêve, dangereux pour les citoyens de la RDA, jugés incapables de distance critique, face à certaines affirmations de Primo Levi  ! Constat tristement comique après 30 ans de socialisme. Ils semblent ne plus croire eux-mêmes aux  idéaux qui ont animé leurs combats. Et c’est le plus triste ! Les héros sont fatigués et n’ont même plus  le courage de céder la place à la nouvelle génération.

L’article de Meinert est intéressant de plusieurs points de vue, qui nous apporte des informations à la fois sur le fonctionnement de la censure préventive en RDA, allant de l’auto-censure comme intériorisation de la norme, en ce cas politique, à la censure ouverte, et sur les ruses de Sioux déployées par les lecteurs des maisons d’édition, pour faire aboutir un projet de publication.  Danse sur des œufs – Eiertanz, dit Meinert. Presque drôles, les exemples de variations langagières bureaucratiques qu’il produit, pour tenter de dire sans dire ce qu’on voudrait ne pas avoir à dire et qui génèrent malaise et culpabilité, ces perversions de tous les pouvoirs autoritaires (quelle qu’en soit la forme, religieuse, laïque, communiste, fasciste, apparemment démocratique, etc.).

Mais, c’est le refus de publier Primo Levi en RDA qui me paraît intéressant,  dans la mesure où ce refus explicite les rapports du pouvoir, en ce cas stalinien, à la mémoire.  Rapports faits de méfiance,  qui dit les fondements mêmes de la théorie politique dominante, celle  du primat des appareils sur les individus. Ce qui a pour effet  de mettre à nu une des lois de tout  système autoritaire, à savoir que seuls les détenteurs du pouvoir SAVENT. De l’ordre de la théologie — et non de l’Histoire.  Et la mémoire nécessairement individuée, subjective, porte les germes de contradictions qui fissurent les socles des vérités du pouvoir.

C’est précisément l’individuation qui fait la valeur vibratoire des témoignages. Mais qui dit individué, subjectif, dit aussi regard partiel, voire partial. Et qui se donne pour tel. Nécessairement. Sans pour autant perdre de sa valeur objective.

Ce qui disait Fred Wander qui partageait  un certain savoir sur les camps, dans une belle recension à l’intention des apparatchiks. Visiblement atteint par les deux ouvrages, il soulignait la valeur du témoignage de Levi — auteur de l’aire méditerranéenne —  die persönliche Sicht eines Autors aus dem Mittelmeerraum, les faits sont connus, mais Levi apporte une qualité spécifique – eine ganz spezifische Qualität. Bref, un témoignage auquel  « nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer – Ich behaupte, daß wir es uns gar nicht leisten können, darauf zu verzichten! ». Un document qui aide à penser le nouveau de l’événement – das Neue daran.

Il argumente sur les points qu’il sait sensibles. Ainsi, quand Primo Levi parle négativement des politiques de Buna-Auschwitz, il ne prétend pas dire LA vérité sur LES politiques en général, il parle de ce qu’il a observé à un moment donné dans une situation donnée, et ces observations ont le mérite d’interdire les généralisations positives ou négatives, les premières débouchant sur les mythologies des politiques nécessairement solidaires de tous les détenus, les secondes étant considérées comme des hérésies par les rescapés politiques. Au sujet de ces politiques, Primo Levi dira plus tard, dans une lettre à Meinert, qu’aujourd’hui  on sait  que ce groupe était en majorité composé de Polonais qui n’étaient pas seulement antinazis, mais aussi antisoviétiques et antisémites. “Presque des fascistes”. Il s’agit donc d’une certaine classe de politiques pour qui le Juif est aussi un ennemi. Fred Wander soulignait par ailleurs que l’étiquette “politique” recouvrait des catégories diverses allant de fonctionnaires accusés de vol, aux aryens ayant eu des rapports avec des non-aryennes. Conscient des limites du témoignage, Primo  Levi, n’a cessé de revenir sur ces souvenirs en les confrontant à d’autres mémoires, comprenant, souvent des années après, ce qu’il n’avait pas compris dans le camp. Parce qu’il voit le camp par le petit bout de la lorgnette du témoin direct.

Mais, la mémoire  des  survivants, certes faillible, trouée apporte des nuances qui évitent le dualisme  noir/blanc, simplificateur, et qui sont d’une valeur inestimable pour l’historien pour qui s’ouvre des pistes  de recherche.  Mais, les apparatchiks (et pas seulement staliniens) détenteurs de LA Vérité historique ne peuvent tolérer ces nuances de gris qui viennent ternir la flamboyance  des fresques  qu’il s’efforçaient de produire, à des fins d’instrumentalisation politique. Dans le cas de la RDA, il s’agissait de valoriser la  classe des détenus politiques, communistes orthodoxes en particulier. Et aussi de pérenniser l’image de l’armée rouge conforme à la vision qu’ils en avaient, organisée suivant les modèles teutons sous la férule du grand chef Staline, père de la victoire. Une image pour livres d’écoliers. Si défraîchie en 1980 qu’on ne peut pas, ne pas  s’en étonner.

L’évocation répétée du grand désordre de l’armée soviétique dans la Trêve en particulier, risquait de briser un tabou. Position d’autant plus intenable que les Allemands de l’Est avaient subi l’occupation soviétique, connaissaient sa gabegie, son imprévisibilité. De plus, pour un Italien, le désordre,  non seulement n’est pas une tare, mais il est nécessaire à la vie, lui donne du jeu. Après l’ordre des camps, ce désordre était bienfaisant.

L’évocation du 8 mai 1945  est  à  lui  seul un petit hymne au “désordre” russe, par un Italien  qui en connaît les fondements vitaux, païens :

«[…] toute la Pologne et l’Armée Rouge en entier se déchaînèrent, au paroxysme d’un enthousiasme délirant. L’Union Soviétique est un gigantesque pays qui abrite dans son cœur des ferments gigantesques, entre autres, une faculté homérique de joie et d’abandon, une vitalité primordiale, un talent païen, vierge, pour les manifestations, les réjouissances, les kermesses.

L’atmosphère devint survoltée en quelques heures. Il y avait des Russes partout, sortis comme des fourmis d’une fourmilière: ils s’embrassaient les uns les autres comme s’ils se connaissaient, ils chantaient, ils hurlaient ; bien qu’ils fussent pour la plupart mal assurés sur leurs jambes, ils dansaient entre eux et entraînaient dans leurs embrassades tous ceux qu’ils rencontraient en chemin. Ils tiraient en l’air et pas toujours en l’air : on nous amena à l’infirmerie un jeune soldat encore imberbe, un parasjutist, le corps traversé de part en part, du ventre au dos par un coup de fusil. Le coup, heureusement, n’avait pas atteint d’organes vitaux : le soldat-enfant resta trois jours au lit et accepta les soins avec tranquillité, on nous regardant de ses yeux vierges comme la mer ;  puis, un soir, alors que passait dans la rue un groupe de ses camarades en fête, il bondit hors de ses couvertures, vêtu de pied en cap avec son uniforme et ses bottes et, en bon parachutiste, sous les yeux des autres malades, il se jeta tranquillement de la fenêtre du premier étage dans la rue. Ce qui restait de la discipline militaire s’évanouit tout à fait.» (p.102).

Au-delà des expérience souvent irritantes pour un rescapé qui désire rentrer chez lui et non suivre l’armée rouge, il dit sa sympathie pour ces « bons soldats de l’armée rouge, courageux par discipline intérieure» qui «est plus forte que la discipline mécanique et servile des Allemands»  et qui explique leur victoire. Il sait que l’Après d’une guerre aussi barbare ne pouvait être que traversé de déraison. Primo Levi en décrit avec humour le picaresque, c’est-à-dire l’humain dans toute sa diversité contradictoire. Bref, il fait un travail d’écrivain, respectueux du réel, et non un travail d’idéologue.

L’image du camp aussi les perturbe.  Levi en décrit la structure avec lucidité, hors mythologie. Le camp (comme tous les lieux d’enfermement)  reproduit la structure des sociétés divisées, une structure hiérarchisée avec ses privilégiés, en ce cas des  détenus (Kapos, chef de Baraque), qui faisaient souvent le travail des SS, les criminels étant aussi zélés que les SS dans la sadisme. En bas de l’échelle, différentes catégories de détenus, les Juifs, les  politiques. Pis, à Buna-Monowitz, les SS sont presque invisibles, c’est donc une classe de détenus qui fait régner l’ordre. Si aujourd’hui cette image contrastée est devenue courante, à l’époque du témoignage, 1947, le discours du mythe — comme toujours — occupe la place que les historiens n’ont pas encore investie. Et le mythe dit ce qu’on désire croire : entre autres que  LES  victimes sont solidaires face aux bourreaux. Mais un camp est en soi une micro-société qui  fonctionne comme la société. Cette découverte constitue «un trauma» pour Primo Levi quand il découvre le chacun pour soi dans le camp, où il devra vivre de février 1944 au 27 janvier 1945, jour  de la libération du camp par l’armée soviétique.

Levi n’accuse pas, il analyse les effets d’une structure totalitaire, en ce cas nazie, sur la psyché humaine; il témoigne de la déshumanisation plus ou moins généralisée dans un espace d’enfermement. Déshumanisation portée à son point limite dans un espace limite, mais auquel aucun espace d’enfermement ne peut prétendre échapper. Et qui frappe toutes les classes de détenus, avec ça et là des sapiens qui continuent à respirer à une certaine hauteur. Parce que plus verticalisés ?

Dimanche 20 mai 2000

Chung Kyung-Nam, le disciple

Une journée particulière à marquer d’un petit caillou blanc, ponctuée de coups de téléphone qui font plaisir.

Au bout du fil, la voix du “disciple” Chung Kyung-Nam dont je n’avais pas de nouvelles depuis un an. Il enseigne à Séoul dans une université. Il espère pouvoir me faire inviter.

Et me voilà partie vers la lointaine Corée de cinéastes coréens. Car, je me suis intéressée au cinéma coréen et aux Coréens d’une manière plus générale, parce que j’avais un étudiant coréen qui m’a beaucoup appris sur la culture coréenne que j’ignorais.

Je le revois, décrivant nos rapports professeure/élève avec beaucoup d’humour, qui avait fait rire les amies-amis réunis autour de la même table. Elle  commença, disait-il pince sans rire,  par ne pas noter la première copie. Elle me garda plus de deux heures dans son bureau pour m’expliquer le refus de noter. Plus tard, elle me gratifia d’un 2/20, avec le commentaire suivant « de GROS progrès! ». Quand je parvins à obtenir un 8/20, elle me félicita si chaleureusement que j’avais eu le sentiment d’avoir franchi l’Himalaya! C’était dur… j’étais toujours devant la porte !

Je riais aux larmes. Il s’était arrêté sur le 8/20, par modestie, il ne parla pas des 12, 14/20 qui suivirent.

Mariée, père de famille, obligé de travailler, il a mis 6 ans pour avoir sa licence de français. C’était devenu un de mes meilleurs étudiants, il avait compris, ce qu’était l’analyse systémique d’un texte, lui qui en Corée n’avait jamais lu les textes, les étudiants se contentaient  de lire l’ouvrage que le professeur avait écrit sur l’auteur. Il quitta Reims avec une thèse de 3è cycle rédigée en français.

Jamais, il n’a cherché à infléchir une note. Il se contentait d’accepter mon soutien. Je lui en étais reconnaissante. Car, rien n’est plus désagréable que d’avoir à remettre en place un/une étudiant/e qui prétend obtenir un examen en arguant de ses origines, sociale ou ethnique, de son histoire, de fille OS… Jouant sans même s’en rendre compte, sur le racisme-à-l’envers, si pernicieux, y compris pour les quémandeurs. Et comme je ne supporte pas le racisme-à-l’envers, il m’est arrivé d’écrire des lettres hargneuses aux quémandeurs/ quémandeuses. Des collègues de gauche étaient sensibles à ce type d’argument, mais pour la fille d’un macaroni, la démarche était méprisable.



Mardi 22 mai 2000

L’art, l’artiste

Après-midi avec Christine G., peintre. Elle m’a apporté des reproductions de toiles de différentes périodes. Les toiles sont assez fortes pour déborder la reproduction. Un univers très singulier s’offre au regard. La période que je désignerai pour aller vite dans la lignée du Nouveau réalisme, est puissante. On la sent traversée par toute la violence du siècle. Les collectionneurs ont aimé, elle aurait pu continuer, mais elle n’a pas continué.  Elle s’est refusée à transformer cette traversée de la violence “en truc” comme le font tant de peintres quand  les collectionneurs ouvrent leur porte-feuille.

Je préfère des toiles de la période suivante, plus utopiques. Après une longue traversée du désert. Une traversée volontaire. Sur la toile Mire, deux formes humaines qu’elles appellent “apparition”, peintes à grands mouvements de bras qui donnent forme avec peu de matière. À l’œil, on a le sentiment, qu’elle a caressé la toile.

— Oui, j’ai fait ça avec mes mains…

Je parle de ‘ma’ conception de l’artiste, de la “création”, des mots si galvaudés, pour, en fait, évoquer quelque chose que je n’avais pas encore digéré. J’étais allée à  Pompidou pour écouter  parler  « des nouveaux médias dans leurs rapports à la création » et j’ai dû regarder des vidéos ou des émissions télévisuelles dont je préfère ne rien dire. Je suis sortie avant la fin.

Je fermai cette parenthèse qui m’avait permis de donner forme à une mauvaise humeur non formulée, et je revins à mon propos initial, l’artiste était donc à l’opposé de ÇA. Enseignant la littérature, j’avais pu à loisir réfléchir sur les rapports d’un artiste à son temps/espace. Un artiste est enraciné dans son temps, il est en osmose, il le reçoit ce temps en pleine peau, sans pouvoir se protéger. Il est de ce temps, dans ce temps, bref, enraciné au plus profond. Historicité qui le propulse au-delà de son temps. Elle m’arrête sur le mot enraciné, répété.

— Oui, quand j’ai peint ces toiles (les toiles violentes de la première période), je me sentais traversée par ce temps qui m’a marquée dès mon berceau.  Mon père est mort dans un camp de concentration. Je suis pupille de la nation, j’étais un bébé rayonnant, mais ça n’empêche que cette histoire m’a imbibée sans que je le sache, il a fallu que je donne forme à ce que me traversait si violemment. Je me sentais enracinée dans quelque chose qui me dépassait, traversée par des forces qui me dépassaient…

Et ÇA, c’est passé dans ses toiles. Elle avait donné forme au chaotique de l’Histoire sans le savoir. Quand on se quitte, on est d’accord pour dire que l’art, la poésie sont les choses les plus fortes, les plus importantes dans une société, que c’est ce qui reste quand le reste s’efface, s’effondre. Que savons-nous des Magdaléniens ? Peu de choses. Mais, les traces de leur passage, gravées, peintes dans des grottes, qu’ils nous ont laissées,  nous atteignent, continuent à nous parler d’eux.

« Nous sommes des passeurs. Des choses passent par nous », dit-elle.

Je suis assez pessimiste. En ce moment, c’est plutôt le saccage. Une société peut-elle avancer sans passeurs ?


Vendredi 26 mai 2000

À la verticale de l’été

Suis allée voir un film vietnamien À la verticale de l’été. Il est rare que je sorte avant la fin d’un film, même passable. Je  suis restée, un bout, par intérêt ethnologique, jusqu’où irait-on dans l’ennui esthétique ? J’ai fini par sortir. Si je devais formuler en une phrase ce que j’ai ressenti dès le début : du cinéma vietnamien pour Occidentaux tenus pour des incultes. Un esthétisme dégoulinant. Le peu que je sais de la culture vietnamienne m’autorise à  dire que tout est faux. L’esthétique comme emballage de l’idéologique. Dommage. Son succès est intéressant, qui dit le désir d’exotisme. Je suis allée au restaurant pour me réconforter. Je me promets de téléphoner à une amie vietnamienne.

Mercredi 31  mai 2000

Ces  photographies  qui enragent

Lecture à petites gorgées de  La Guerre d’extermination à l’Est. Deux photographies m’accrochent. Deux photos-amateur, l’une prise par un soldat en octobre 1942 à Lukow, en Pologne, l’autre sans date, mais avec une légende : Transmetteur-radio Giese éduque les Juifs avec le bâton – Funker Giese belehrt Juden mit dem Stock.

Sur la première, on voit des Juifs polonais, encadrés de soldats allemands, fusils à l’épaule, qui s’amusent du spectacle dont ils sont les metteurs en scène : devant, un groupe de vieillards, deux rabbins à genoux, les bras levés, semblent implorer un Dieu qui les a abandonnés pour la grande joie des soldats, torse bombé sous l’uniforme, qui regardent en riant le preneur d’image.  La seconde  a fixé une autre variante de l’humiliation : devant une palissade, un groupe  de Juifs, contraints de poser pour un tableau de famille ; le premier rang est agenouillé, le second  se tient debout. Sur la droite, deux soldats, l’un tient un bâton, l’autre, un officier SS, les mains sur les genoux, semble se marrer ; à gauche deux officiers-SS regardent les deux soldats-clowns. Seuls les Juifs regardent le preneur d’image. On entend : — Souriez donc !

Sur ces photos, de l’intime du capteur d’images se dévoile. Leur insignifiance, leur infantilisme ont trouvé  à se transmuer en morgue, dans la jouissance de l’humiliation. L’un joue au maître d’école. Avec un bâton. Les autres s’amusent. Capter une image pour illustrer l’humiliation et sa propre suffisance. Elles sont insupportables, ces photos. Comme le Erbitterung* du commandant  Walther devant les juges. [N.D.A, les actes de résistance rendaient amer les touristes militaires].

La violence symbolique y précède  la violence réelle. Celle de l’après-photo. Les futures victimes de l’extermination ne sont encore ici que  des jouets vivants dans les mains de soldats qui font une pause.

Je referme l’ouvrage. Pour tenter de lessiver mon œil, je feuillette pour la énième fois le catalogue  de l’exposition Daumier. Où la violence faite aux humains y est dénoncée  avec une violence distancée, une violence qui oblige à la résistance, à la réflexion, et non à des sentiments guimauve de compassion facile. Car, il importe de ne pas mêler les genres.


 

JUIN 2000


 

Samedi 3 juin 2000

Mafia italienne, corruption française

Il arrive que lire la presse devienne une épreuve! Libération du vendredi 2 juin, consacre deux pages à la mafia victorieuse, et titre Le survivant, Rencontre avec le dernier des fondateurs du pool anti-mafia en Italie. Le  Monde du samedi 3 consacre  les pages 14 et 15 à  Eva Joly. Même constat. La corruption est si généralisée que les luttes de quelques farfelues deviennent obsolètes.

« Notre dénuement est le symbole de la volonté française de garder le paupières closes. Ne rien voir, ne rien savoir ».

L’autruche.

Ferdinando Imposimato dit :

« La pax mafiosa règne, car Cosa Nostra n’a plus besoin de la violence pour assurer sa domination. Elle a réussi à éliminer en les tuant ou les mettant hors jeu la plupart des juges ou des policiers qui la menaçaient.»

Joyeuse fin de siècle ! Le centre vide (Lefort) de la démocratie est-il encore vide ? ou spectralement occupé ?

Les penseurs du politique me semblent avoir pris quelque retard, qui sont encore à s’interroger sur le devenir démocratique. Alors qu’il faudrait s’interroger sur tout ce qui menace, défait la démocratie, la vidant de sa substance. Il faudrait s’interroger sur l’argent corrupteur investi dans l’économie, sur ces effets. Les salaires très bas dans certains secteurs de l’activité sont-ils seulement un effet de la mondialisation ? Bas salaires qui permettent de tenir les salariés à sa merci, à genoux. Qui sont ces actionnaires rapaces ? Des retraités américains ?! Ils ont bon dos.


Mardi 13 juin 2000

Une silhouette dans la jungle des villes

Dans les autobus, quand je ne lis pas le journal, je fabule ou je regarde les Parisiens, les Parisiennes. Ce matin-là, j’observais les démarches, rarement élégantes, mais toujours intéressantes. Rue de Rivoli, dans la foule, une silhouette, mince, dans des vêtements noirs et amples, accroche mon regard par un je ne sais quoi. Elle avançait lentement, avec légèreté, elle paraissait effleurer l’asphalte, la tête haut placée ; les épaules semblaient posées sur un porte-manteau tant le dos était droit, mais sans la  raideur du droit. Une démarche feutrée, toute en intériorité, mais ouverte sur l’extérieur.

Quand l’autobus double la flâneuse, je la regarde de face. Le visage dit l’intériorité, le regard est ailleurs que dans la rue. Je reconnais Pina Bausch. Une danseuse dans la jungle des villes. Un moment de grâce.

Jeudi 22 juin 2000

Colloque autour de Michel Foucault à Pompidou, dans le cadre d’une réflexion sur Le Renouveau de la pensée critique. J’avais hésité à m’y rendre, après deux expériences malheureuses. Je n’ai pas regretté d’avoir assisté à la seconde journée.  Que les femmes étaient brillantes et fines! Les hommes aussi, mais d’une autre manière.

Foucault connaît, semble-t-il,  le destin de tous  les auteurs importants qui ponctuent l’histoire culturelle, il a été “récupéré”, instrumentalisé, positivement, négativement, mais la récupération se faisant à coups de cisaille si grossiers montre qu’il n’est pas récupérable et qu’il nous faut le lire dans sa complexité irréductible.

J’aurais aimé disputer avec Bouveresse, défenseur du concept de vérité objective. J’ai des problèmes avec ce concept grec et théologique. Les scientifiques n’usent pas de ce concept, ils parlent d’hypothèses, de modèles, de théories, plus ou moins heuristiques, plus ou moins capables de rendre compte de la réalité, mais pas de «vérités scientifiques». Ce sont les théologiens qui en ont besoin. Bouveresse se dit radicalement anticonstructionniste, on  ne  construit  pas  la vérité, on la trouve.  Je pense exactement le contraire, nous construisons le savoir, nous ne trouvons rien dans la réalité. Dialogue possible?

Bourdieu confesse un pessimisme croissant.

*


Avant le colloque, une courte déambulation chez Brassaï. Je ne connaissais pas ses sculptures. Elles m’ont rappelé nos préhistoriques, comme eux, Brassaï utilisait des galets.

Une méprise amusante : j’ai vu dans une de ses sculptures, un petit phallus avec ses deux formes rebondissantes sur la partie supérieure et ses deux arrondis dans la partie inférieure ! Erreur. C’était un minuscule torse de femme. Une forme androgyne en quelque sorte. Qui voit quoi ? Qui fait quoi ?

Lundi 26 juin 2000

Je suis allée voir Le déjeuner sur l’herbe de Renoir au cinéma Quartier Latin, ce cinéma dirigé par un Iranien qui aime le cinéma. Une chance pour les Parisiens.

Après toutes ces histoires de gènes tout puissants, ces histoires de clonage, de reproduction assistée et autres revanches masculines sur les ventres féminins ou femelles, producteurs de vies nouvelles, un vrai BONHEUR ! Le film est beau, sensuel, fantaisiste, généreusement respectueux de tout le vivant —  et actuel! Il est question de l’insémination artificielle qu’un savant voudrait expérimenter en milieu humain. Par chance, le dieu Pan qui, avec sa flûte peut changer la météo, brouille tous les projets et remet les humains sur les rails, leur procurant, en plus, du bon plaisir! La fin est un peu trop optimiste, mais c’est bon à prendre, et de plus la vie est imprévisible, le pire n’est pas toujours sûr. Je n’étais pas seule à sortir avec le sourire des Bienheureux…

Cette nuit, j’enverrai les  Bons Baisers d’une terrienne à l’Étoile Renoir. Pour continuer à briller les étoiles sont besoin de tendresse.

Mardi 27 juin 2000

J’ai téléphoné à  Ph.  pour avoir son avis sur le film  À la verticale de l’été. Elle avait assisté à la présentation du film en présence de l’auteur.  Son jugement est plus sévère que le mien. Avec sa voix d’oiseau frêle, elle dit quelques vacheries ponctuées d’un petit rire.  Un petit  malin  qui  a trouvé  un  filon. Un élève appliqué de  l’école française de cinéma. Il ne connaît pas le Vietnam, il est né au Laos, c’est un Vietnam rêvé, esthétique qui flatte les Vietnamiens de Paris et  plaît aux Français qui aiment l’exotisme. Quant au financement, il témoigne surtout de l’inculture des mécènes. Et pan!  Elle se moque des problèmes sentimentaux évoqués — et l’inceste, si lourdement suggérée, « tu as vu! … comique pour qui connaît la culture vietnamienne! Trop de clins d’oeil … il a trouvé son filon … Ça va durer combien de temps ? »

Quelque part, humiliée en tant que Vietnamienne, semble-t-il. Mais,  sa culture lui interdisait de dire ce qu’elle pensait du film en présence  de l’auteur.

Grave, car ce cinéma-là barre la route à des cinéastes vietnamiens qui auraient des choses à dire.

À Berlin en 1998, j’avais vu un film chinois fabriqué pour les Occidentaux. Une histoire de jeune fille envoyée par le Parti dans les campagnes et qui finira dans la prostitution. Du sexe. De la violence.

Des faiseurs.

Elle me propose de voir ensemble un film sur les Veuves de la guerre du Vietnam, fait par une américaine qui est retourné au Vietnam pour voir le pays où était mort son mari.

— Le film sur le Vietnam qui m’a le plus émue.

Rendez-vous pris.

23.05

J’allume la télévision et j’entends en allemand, sur Arte, chanté avec conviction, « De nos jours,  le moindre dilettante peut-être un artiste ! ».  Le problème est ancien. Les poubelles de l’Histoire débordent de faiseurs.


Juillet 2000


 

Voyage à Berlin pour aller sur une île de la mer Baltique, Rügen.

Au retour, à Roissy, je tombe sur un chauffeur de taxi qui vient de refuser un couple avec trois valises. Nous passons devant une longue file de taxis. Je m’interroge à voix haute sur cette abondance. La question déclenche une salve de paroles, ininterrompues, débitées à un rythme de mitraillette. Le corps hystérique masculin dans toute son épaisseur et sa violence. Dans Paris, je serais descendue. J’essaie de l’interrompre. Impossible. Le discours est obsessionnel, il gesticule, lâche le volant tandis qu’il parle.

— Moi, je suis déjà dans la tête du client, je sais ce qu’il va faire, je ne veux pas qu’on fume dans mon taxi et je sais que si le jeune couple était monté, ils auraient fumé pour m’emmerder… Ce sont les femmes qui excitent leur mec, c’est toujours par les femmes que les histoires arrivent…

Répétition des mêmes phrases, des mêmes exemples durant 20 minutes. Par chance, la circulation est fluide.



Août 2000


 

En août, à Paris, la vie se met au ralenti. Je goûte ce ralenti. Je mets en forme le post-scriptum berlinois sur la Prinz-Albrecht-Staße et m’accorde souvent promenades au Luxembourg et séances de cinéma.

El sol del membrillo

En août, je revois souvent de vieux films. J’ai revu cette petite merveille, Le songe de la lumière, transposition élégante d’un titre espagnol  El sol del membrillo qui, traduit en français, est ingrat, Le soleil du cognassier. Primé à Cannes en 1992.  Je l’avais vu un peu par hasard, lors de sa première sortie à l’Espace Saint-Michel dont la programmation est toujours portée par une curiosité qui échappe aux modes du jour.

Victor Erice filme patiemment le travail d’un peintre, Antonio Lopez  peignant un cognassier  dans la lumière d’automne. Visiblement le cinéaste filmant s’interroge sur les processus de création, sur les rapports d’un peintre au monde réel, sur la manière dont le monde réel se transforme par/dans  le regard du peintre, par /dans  le travail pictural. Il capte la minutie symptomatique du travail de préparation du peintre. En suggère l’inconscient. Et les affinités entre les deux artistes.

Un film à voir et revoir pour avancer un peu dans les processus de création artistique.


Quand un Maître peind un arbre, il peind plus qu’un arbre, disait un élève en peinture traditionnelle chinoise.


Lundi 14-Mardi 15 août 2000

Je me précipite à l’heure sur les nouvelles, espérant savoir ce que devient l’équipage du  Koursk, un nom chargé d’Histoire comme Stalingrad, mais on préfère parler des festivités romaines. Quelque chose qui ressemble à de l’écœurement. J’essaie d’effacer la représentation d’hommes mourant étouffés…

Vendredi 17 août 2000

Travail de mise en forme des informations concernant la rue Prinz Albrecht, retrouvée. On n’a jamais les idées assez claires quand on veut condenser sans simplifier.

Samedi  26 août 2000

L’équipage du Koursk est mort étouffé, parce que Poutine voulait sauver l’honneur de la Russie. Sur la Deux, on a quand même rappelé le silence de la République, quand un sous-marin français a sombré. Un autre équipage mort pour sauver l’honneur d’un État vendeur d’armes. Les élites gouvernantes se ressemblent quand même beaucoup !


SEPTEMBRE 2000

 

Mercredi 13 septembre

Fouillant dans mes archives, je relis des textes  sur l’Interdiction professionnelle allemande de 1972. J’avais oublié l’importance de la vague persécutive qui déferla sur la gauche “radicale” allemande, les médias (radio, télévision, journaux), jouant  un rôle déterminant comme relais de la politique de la coalition FDP-SPD qui manifestement cherchait à se démarquer sur sa gauche.

Vendredi 29 septembre 2000

Des emboîtements de mémoires

Semaine de rangement, semaine où j’essaie de jeter de vieux papiers, des journaux et utopiquement des livres, mais je n’y parviens jamais. Faisant  le tri dans des papiers familiaux, je suis tombée sur un document jauni, en italien, qu’il faut manipuler avec prudence. Sur la première page : les armes de la maison royale de Savoie, des écussons surmontés de la couronne royale, une femme qui ressemble à une walkyrie germanique accompagnée par un lion dont on ne voit que la tête ; à ses pieds, une écusson avec sur la partie supérieure une couronne suivie de deux lettres RE (roi). Les figures sont cernées par des arabesques de plantes diverses qui doivent avoir une valeur symbolique.

Je découvre avec émotion qu’il s‘agit de ce que j’ai appelé «la démission» de mon père du cadre de la gendarmerie. Folio di  Congedo illimitato de la Legione Carabinieri di Genova La feuille de congé illimité de la légion des carabiniers de Gênes. Le F de folio est une lettrine baroque de trois centimètres. Le Carabinier à pied – Carabinieri a piedi, matricule 14975 (98), qui a servi  «avec fidélité et honneur», obtient un congé illimité, le 2 mars 1923. Le document est signé du “Colonel, commandant du corps”,  Rodolfo Falcone. Après deux ans de service militaire du 24 mars 1918 au 3 mars 1920, il avait été “transféré” dans le corps des gendarmes. À gauche, en bas de page, une écriture différente a noté la demande d’un passeport pour Nice, le 24.4.1923,  qui témoigne du projet de quitter l’Italie. Il a donc 23 ans quand il vient travailler en France.

Il racontait par bribes les débuts de son séjour en France.  Je me souviens d’un petit épisode qui témoigne d’une forme  d’apolitisme qui sera le sien jusqu’à la fin de sa vie. Avant de servir dans les grands hôtels de la Côte d’Azur et des villes de saison (la Bourboule, Geradmer…), il était allé à Marseille. Il avait été embauché dans une usine, où fut déclenchée une grève très dure. Sans le sous, il dit au patron qu’il voulait travailler, qu’il n’était pas gréviste, mais celui-ci avait eu la sagesse de refuser,  mon père risquait sa peau...

Je me souviens d’une autre anecdote qui avait pour cadre le Jardin du Luxembourg. Il  revenait de Belgique, sans travail, avec peu de sous en poche. Méditant sur son  avenir incertain dans ce jardin dont il ignorait le renom, il vit  surgir une dame avec un large chapeau qui  lui tendit  aimablement, avec un sourire, (il insistait) un ticket pour la chaise occupée.  Il la croyait gratuite, cette chaise. Elle lui prit ses derniers sous. Il racontait  ce souvenir en riant.  Quand on est jeune et que, par chance, on ignore les difficultés matérielles,  on manque d’imagination, j’ai donc ri aussi, sur le désarroi d’un immigré à qui une dame avec un grand chapeau et le sourire prend les derniers sous.

Mon père ne disait pas, pompeusement, qu’il avait démissionné, il arrêtait son histoire après avoir dit qu’il avait chié dans son pantalon, devant des grévistes qui occupaient leur usine. Comme si la suite allait de soi, il enchaînait sur autre chose.

La mémoire ondule, certaines parcelles restent au sommet, d’autres dans le creux. Parce que moins chargées d’affects? Quoi qu’il en soit, dans la chaîne discontinue des souvenirs, le face à face avec les grévistes gênois et la découverte ultérieure du cinéma occupaient une place de choix. À égalité dans sa mémoire, devenue ma mémoire.

Sur la Côte d’Azur pendant un temps les séances de cinéma étaient gratuites. Il avait donc vu de nombreux  films de Chaplin, dont il parlait avec une admiration amoureuse et rieuse.  Et ce rire avait gardé un quelque chose de sa jeunesse passée s’ouvrant sur un monde nouveau qui donnait à voir poétiquement les malheurs des laissés-pour-compte qui toujours rebondissent.  Je me souviens avoir été émue aux larmes quand je l’entendis — à l’âge de 75 ans — sur le balcon à Grasse, raconter avec précision, la Ruée vers l’or, précision dont moi, cinéphile, je n’étais pas capable. Il se souvenait de menus détails que j’avais oubliés. Ce film s’était inscrit,  de manière indélébile, dans sa mémoire vierge d’images.

Quel hommage à son auteur et à l’art du cinéma! Le bon peuple ne gobait pas n’importe quoi.

*

Quand il a fallu constituer un quelque chose qui ressemblait à un dossier de retraite, j’ai dû reconstruire la chronologie des itinéraires compliqués de l’émigrant. Je fus donc amenée à poser la question : quand avait-il quitté l’Italie et incidemment pourquoi ? C’est  par la réponse à ces questions que l’ellipse des rapports de cause à effet s’annula.

Après deux grosses emmerd’s…  J’avais verbalisé mon colonel…

Il raconta à nouveau une histoire que je connaissais, avec toujours cette même nuance de satisfaction dans le regard et dans le ton. « Ce salaud » (le colonel de gendarmerie) obligeait ses hommes à verbaliser les « petits » cafetiers qui ne fermaient pas à l’heure (minuit), mais il protégeait un « gros » chez qui il avait ses quartiers.

Un jour, j’ai décidé de faire une descente dans ce café ! Je savais qu’il était là.

Malgré les menaces, les pressions, il ne revint pas sur son procès-verbal, le colonel eut quelques ennuis. Lui aussi.

Et la seconde emmerd’ ?

C’est à Gênes, des grévistes occupaient leur usine… Nous avons été envoyés pour rétablir l’ordre. Quand j’ai compris qu’on allait tirer sur les grévistes, je suis devenu blanc, je suis devenu vert, j’ai chié dans mon pantalon.

Des silences ponctuaient cette seconde emmerd’. Je les entends encore, parce que chargés de non-dit. Le pouvoir fut assez intelligent pour éviter l’affrontement armé.

Il s’exila en France.

Pourquoi la France ?

L’Italie, tu sais, à l’époque… La frontière était marquée par un borne sur un terrain de la Roquette. Tu étais de l’autre côté sans la savoir…

Il n’a jamais justifié politiquement sa demande de mise en congé illimité, qui équivalait à une démission.  Pas la moindre allusion non plus à des formes d’antifascisme. Rome, Mussolini étaient loin, très loin, une histoire qui n’était pas la sienne. Pas plus que celle des grévistes, gênois, du reste, devant lesquels il baissa son fusil.

Il lui arrivait de faire allusion aux attaques des anarchistes, avec ce commentaire :

Des fascistes venaient à notre rescousse.

Sans plus.

Qui manipulait qui ? Son  refus de tirer sur des grévistes et son départ étaient portés par des valeurs non conceptualisées.

Il quitta  son pays sans trompettes. Sans une particule de nostalgie à ses semelles. Simplement. Peut-être aussi porté par un désir de voir autre chose.  La vie lui avait été dure dans son village, ses souvenirs d’enfance, d’adolescent étaient des souvenirs rudes.

On mangeait  du  pain  rassi, parfois même moisi,  avec un peu d’huile d’olive, on vendait l’œuf, et les jours de grand festin, du ragoût de vieille chèvre (il en raffolait) ou des raviolis, disait-il souvent à ces petits-fils qui ne respectaient pas assez la nourriture.

Des souvenirs de dur labeur, aussi. À la mort de son père, il avait fallu travailler dur pour aider sa mère à rembourser des dettes auprès d’un oncle qu’il haïssait, et dont, un jour de hargne, il coupa les vignes, toutes les vignes porteuses d’un raisin abondant encore vert, des vignes qui faisaient la fierté de l’oncle. Une voyante lui désigna le coupable, car il arrive que les voyantes sachent lire le subconscient!  Le scandale villageois lui valut  une “rouste au bâton”, et les pleurs de sa mère, accusant Dieu de lui avoir donné « un garçon aussi méchant ». Une mère qu’il vénérait, qui tous les jours, descendait à pieds à Vintimille, portant la poste sur la tête. Une quinzaine de kilomètres sur des chemins à peine tracés, à l’aller et au retour.

La joie cannibale de la vengeance assouvie a perduré sa vie durant ! Il ne regrettait rien. C’était dommage pour les vignes…, mais bon, « le salaud avait payé…». Jalousie d’un fils pour sa mère, perçue comme courtisée par un oncle ?

Il est revenu dans son village, vers l’âge de cinquante ans en étranger. Il ne supportait pas que des anciens en vantent les mérites passés. Il en devenait mufle, non mi far’ ridere… ne me faîtes pas rire avec vos plaintes sur le présent. Et pourquoi tant de « Roquetti »(i nasalisé) auraient-ils quitté ce paradis ? Car, le village a beaucoup essaimé, en France, en Angleterre, en Suisse, là où on avait besoin de main d’œuvre bon marché pour des travaux “subalternes”. On ne mange pas le paysage, disait-il, ça c’est bon pour les gens en vacances, aujourd’hui.

L’amour que ses petits-fils vouaient à son village natal, l’amusait, il revenait pour leur faire plaisir, car pour eux, tout le village était un terrain de jeux, on pouvait s’y cacher, se livrer aux quat’cents coups, sans grand danger. Sous l’œil indulgent des villageois qui avaient aussi sonné aux portes, volé des fruits dans les jardins, et s’en souvenaient. Il vécut assez longtemps, pour partager  leur désamour. L’âge de l’adolescence venu, les petits mâles sédentaires virent arriver avec méfiance ces vacanciers hauts sur pattes et beaux !  Ils furent très vite exclus sous des étiquettes douteuses : les petits-fils de G. P., un nom respecté à la Roquette, étaient devenus les “marocchinis”! Il a suffi d’un mois d’été pour détruire tous les souvenirs heureux. Le coup fut rude, surtout pour l’aîné. «C’est aussi ça la Roquette» avait dit mon père. Mais le clanique mâle est de partout.

*

Pour retrouver les traces de son activité en France, j’ai refait certains parcours migratoires, entre autres  à la Bourboule, haut lieu du gratin des années vingt-trente. Après leur mariage, ils avaient ouvert un magasin de teinturerie. En hiver, ils travaillaient à Menton,  au printemps à la Bourboule. Le travail ne manquait pas. Ma mère avait souvent évoqué la lingerie  de ces dames, qu’elle plissait avec l’ongle du pouce. Des milliers de plis,  parfois  de quelques millimètres seulement. Une artisane experte et recherchée. L’ongle de son pouce gauche est resté sa vie durant aplati.

La quête fut infructueuse, mais riche d’enseignements.  Je retrouvai le magasin grâce à une photo, le grand hôtel dont il était souvent question, désaffecté, à vendre pour un prix dérisoire. Je retrouvai deux vieilles dames qui se souvenaient encore des belles robes du soir qui pendaient à la devanture, elles étaient jeunes et en rêvaient, mais je n’ai pas retrouvé la trace  officiel de leurs passages saisonniers. À l’époque, m’a dit un notaire, on pouvait acheter un magasin sous seing-privé, la transaction avait lieu entre les deux parties, sans notaire, sans enregistrement. Heureux temps pour les intéressés, mais quelle déception pour les quêteurs de traces! Les archives de la police ayant  brûlé durant la guerre, je n’ai  pas  retrouvé la présence  de mon père dans le fichier des étrangers. Il n’est pas dit qu’il ait été enregistré, m’a dit un policier, à l’époque, vous savez… Rien aux impôts, non plus! J’ai alors mesuré  à quel point la pieuvre bureaucratique séquestre nos itinéraires.

Les dix jours passés à la Bourboule furent d’une étrange tristesse. Cette ville de saison, autrefois prospère, et dont j’avais beaucoup entendu parler à travers des historiettes me concernant, n’était plus qu’une ville  endormie, en proie à un ennui sans fond.

J’ai cherché à retrouver le chemin qui conduisait du magasin à l’atelier de teinturerie, une sœur de ma mère, Yolande, m’en avait dressé le plan. Un chemin célèbre dans les chroniques familiales. Chemin sur lequel je m’étais risquée, à l’âge de trois ans «à peine», un jour que j’étais partie à la recherche de mon père parce que ma mère, dit la légende, «avait grondé  la demoiselle». Arrivée à l’atelier, j’en étais repartie illico parce que mon père furieux de me voir là, m’avait lui aussi grondée, ne comprenant rien à mon histoire de “maman méchante” et trop occupé pour chercher à comprendre! Il suffisait de réentendre l’historiette pour  mesurer l’angoisse parentale, ma mère me cherchait comme une folle, et mon père ne retrouvant plus sa fille à l’atelier  se précipita à bicyclette au magasin qu’il trouva fermé. Ma mère alertait la police.  On me vit arriver au magasin une heure après, sale et traînant un petit chariot trouvé en route. Toujours boudant et me refusant à répondre aux questions. Le policier dit à ma mère, elle promet la petite ! Comment avais-je fait pour retrouver et l’atelier et le magasin? Mystère.  Cette historiette m’a été si souvent racontée que j’ai le sentiment de l’avoir vécue, non pas à travers le récit familial souvent réentendu, « mais pour de vrai » ! Je me revois dans un manteau de fourrure de lapin blanc, traverser un petit pont. Mémoire de mémoire.

Peut-être, ce jour-là, ai-je appris à ne compter que sur moi-même ! Qui sait ?

Ma mère aussi ne traînait aucune nostalgie-Côte d’Azur à ses semelles. Durant la Belle époque, dans les hôtels de luxe,  elle s‘endormait dans les corbeilles de linge sale. Mal nourrie et mal payée, c’était la coutume. Jeune lingère et belle, très belle, elle avait failli se faire violer par un grand du cinéma muet, qui fut illico mis à la porte de l’hôtel. Le propriétaire payait mal ses employés, c’était dans l’ordre des choses, mais il les respectait. Ce n’était pas la coutume, je regrette d’avoir oublié son nom.

Les souvenirs de ma mère, comparés à ceux de mon père avaient une coloration  plus politique. À seize ans, elle disait chanter Bandiera rossa. Dans les hôtels de luxe, la “lutte des classes” avait des formes spécifiques. Le vol en était une forme courante. Mais la manière dont ma mère le racontait, était différente de celle de mon père. Le vol de nourriture apparaissait dans un rapport de causes à effets. Mal nourri, le personnel se servait, avec, souvent, la complicité de cuisiniers.

Que de belles assiettes ont volé par les fenêtres, pour éviter de se faire prendre par le chef d’étage, disait ma mère.

Peut-être qu’il aurait fait des économies en nourrissant son personnel, ajoutait-elle.

Mon père disait en riant, qu’avant son mariage, il avait fait son trousseau, il sortait de l’hôtel plus gros qu’il n’y entrait le matin, enveloppé dans des torchons, des serviettes, des draps. Mais, lui, n’a jamais fait allusion à l’absence de salaire.

L’histoire des deux anarchistes italiens Sacco et Vanzetti «assassinés» avait laissé des traces tenaces dans la mémoire de ma mère. Racontée par les frères aînés, anarchisants. Elle venait d’un monde différent, plus ouvert, et surtout plus frondeur que celui de mon père. Sur la Côte d’Azur, la morgue de la richesse s’étalait, la division riche/pauvre était donc intériorisée dès l’enfance. À la Roquette, le “riche” avait une ou deux chèvres de plus ou le salaire d’un petit fonctionnaire.

Ces déambulations temporelles m’invitent à découvrir des chemins inattendus de la transmission. Je découvre que le  -racinement, qui est le mien, appartient à l’intime familial. Et mon trajet d’intellectuelle, sortant  d’une famille paysanne n’a peut-être été possible que parce que le déracinement était déjà une donnée familiale. Mes deux cousines de V. sont restées enfermées dans le monde parental. Doré certes, mais replié sur lui-même et donc mortifère. Ni le père, mon cousin, ni la mère, son épouse, ni les grands-parents, le frère aîné de mon père, et sa femme, n’ont quitté leurs terrains où poussent des fleurs vendues dans toute l’Europe. Des êtres nés pour le  travail! Pas même des accumulateurs. Ce sédentarisme exaspérait mon père qui bousculait souvent et son frère et son neveu. Rien n’y fit.  Les filles n’ont pas pu quitter le cocon familial pour aller faire des études, loin de la famille. La grand-mère s’y opposait,  l’honneur de la famille en dépendait. L’une d’elle, douée, au sens esthétique très développé, est morte anorexique. Jeune. La seconde, sotte et banale,  a suivi la même voie, avant de mourir d’une pneumonie, mal soignée. Jeune. Quand j’ai essayé d’intervenir, il était déjà trop tard. La famille était malade, mais personne ne voulait entendre parler de la maladie. Les regards de totale incompréhension ont rapidement tari mes tentatives d’explication. La femme de mon cousin aussi mourut jeune, à l’âge de cinquante ans, qui n’avait jamais pris le temps d’écouter les alertes de son corps, elle qui sa vie durant, s’est levée à 3 heures du matin pour aller au marché. C’étaient de bons parents, généreux, les filles étaient de bonnes filles, trop respectueuses pour oser affirmer leurs désirs qu’elles recouvraient de vêtements luxueux. On peut mourir d’avoir été trop gâté. Par l’inessentiel.

Le déracinement a certes un prix, parfois élevé, mais le prix de l’enracinement est lui, exhorbitant. Il m’arrive souvent de repenser à ce gâchis des contraintes imbéciles. Je comprends mieux mon incapacité à m’enraciner, mes difficultés à comprendre les nostalgies natales, les repliements ethniques, religieux.

*

Tournant et retournant ces feuillets jaunis qui constituent une borne nouvelle où bifurque la vie de mon père, où s’ouvrira mon propre itinéraire,  je me demande d’où lui est venu ce refus de tirer sur des grévistes. Une question brûlante quand on travaille sur le nazisme et des rapports d’officiers qui ne baissaient pas leur fusil devant des individus qu’ils savaient innocents de ce dont ils étaient accusés.

La question reste pour moi ouverte de savoir pourquoi certains, nombreux, tuent sans se poser de questions, voire avec quelque jouissance, et pourquoi d’autres refusent. Ces individus se retrouvent dans toutes les cultures, dans toutes les couches sociales, sous tous les cieux. Mon père était un paysan italien, baptisé catholique, non pratiquant, le père de mon amie Naomi, pacifiste convaincu, qui passa les quatre années de la guerre 1914-1918 dans les prisons anglaises, dans des conditions ravageuses, était le fils d’émigrés polonais, juifs. Les quelques déserteurs français en Algérie étaient de simples citoyens… D’où leur vient cette conscience ‘morale’?  D’où leur vient ce refus si viscéral qu’il ne peut pas même faire l’objet d’un discours justificatif.

Oui, d’où ÇA VIENT?

J’ai remarqué  que, souvent,  ces individus ont un sens très fin et très vif, de leur propre dignité. Mon père était intraitable, il ne pardonnait pas une offense. Je l’ai vu mettre à la porte un directeur de la Compagnie Shell venu lui faire des propositions financièrement intéressantes, il était blanc de rage, ce salopard osait mettre les pieds chez lui après l’avoir chassé de son bureau, du temps où les macaronis étaient tenus coupables du coup de couteau dans le dos de la France! Le directeur avait oublié. Mon père se souvenait. Ma mère qui estimait recevable les nouvelles propositions ne parvint pas à le faire revenir sur sa décision.  Plutôt crever de faim, disait-il.  Le père de Naomi avait cette même intransigeance. Le pouvoir a tout fait pour casser les pacifistes anglais, les conditions de détention n’ont cessé d’empirer, mais il n’est jamais revenu sur son refus. Avec quelques autres.

D’où ça leur vient ?

 

OCTOBRE 2000


 

Grasse, je bazarde joyeusement le passé

La maison grassoise est vendue. Je descends donc pour vider la maison. Je n’avais pas remis les pieds dans cette maison depuis des lunes. Mon père y fut très malade. La maison a un air d’abandon et de reproche. Je récure, brosse, lessive, avec mon neveu. Le temps est de cochon, les Allemands disent Sauwetter, un temps de truie, l’insulte au féminin est toujours plus forte.  Un simple appareil de chauffage pour toute la maison. On gèle, le matin on doit enfiler des vêtements humides. Désagréable. Je pense aux mal-logés à longueur de lunes.

L’environnement s’est dégradé, la côte d’Azur pue son mafieux immobilier, politique… Heureuse de n’avoir plus à y revenir, une manière presque joyeuse  de faire le deuil d’une maison pleine de souvenirs agréables, désagréables, comme la vie. Seul, le ciel pleure. À Grasse, tandis que mes mains, mes bras s’occupent, je  pense au voyage à Berlin que j’ai projeté, des amis m’offrant leur appartement, durant leur absence.

Je trie les livres à emporter et tombe sur un livre oublié : Jean-Charles Legrand, JUSTICE, patrie de l’Homme.  Défenses devant les Tribunaux militaires du Protectorat 1953-1955, Casablanca, avril 1960. Le livre a été publié à compte d’auteur. De l’ordre de la nécessité intérieure.

Legrand mériterait le Panthéon pour avoir défendu au péril de sa vie une certaine idée de la France. Avocat courageux il osa non seulement dénoncer la politique française au Maroc, mais aussi la justice expéditive, à la solde d’intérêts douteux, et la torture. Il défendit, souvent gratuitement, des Marocains emprisonnés pour l’exemple, de “manière préventive”. Il se fit beaucoup d’ennemis. Le 14 juillet 1955, six-cents petits Blancs forcent les portes de son appartement pour le mettre à mort. Il se défend pistolet chargé. La police intervient mollement, avec beaucoup de retard. Jean-Charles Legrand sera écroué à la Prison Civile de Casablanca, tandis que les émeutiers continuent d’incendier, lyncher, piller..

Je commence par relire  les premières pages, une odeur de moisi me monte au nez. Comme elles font du bien à l’âme, ces pages qui sentent le moisi !

J‘élève la voix au nom de ceux que j’ai connus en ces dures années, de 1953 à 1955: ce n’était ni les grands, ni les puissants.

Je parle au nom des silencieux.

Ceux-là, ce sont les condamnés des tribunaux militaires, ce sont les fusillés d’EI Hank et de l’Adir que j’ai accompagnés jusqu’au poteau d’exécution par tant de matins blêmes. Ce sont les torturés des geôles de police. Ce sont les réclusionnaires des prisons centrales, condamnés sans mesure, pour l’exemple.

Je parle aussi au nom des humbles inconnus, ceux du douar ou de la médina, qui ne pouvaient que prier dans l’attente, de la justice inexorable — et au nom de la foule de ces mères, de ces femmes qui m’entouraient quand je quittais les prisons des villes diverses du Maroc où j’étais allé voir les leurs, et qui appelaient sur moi, — seul et inestimable salaire, — la protection de Dieu.

[…]

Ils ont subi les arrestations brutales, les matraques et les perquisitions sauvages et viles, les rafles que régularisaient des aveux trop parfaits ou les propos de mouchards diligents; ils ont été livrés au pillage des  « milices supplétives » ; ils ont été traqués et parqués. Ils ont enduré dans les lieux de police le supplice par l’électricité, par la bassine, par le pal, la pendaison par les pieds, la tête dans l’eau savonneuse, l’asphyxie lente dans certaine geôle (1), la faim et la soif pendant des jours et des mois de détention, illégale mais commode.

Aux audiences, ils ont proclamé leur volonté et leur foi. Puis, les fers aux pieds, ils ont été réveillés au petit jour et ligotés face aux pelotons d’exécution…

Quand on traverse le nazisme, ces paroles de résistance sont du nectar.

Encore un pan d’Histoire d’une certaine France à revisiter.

Legrand apporte beaucoup d’eau à mon Post-scriptum algérien. Au sujet des intérêts financiers qui s’affichent patriotiques et manipulent des petits Blancs, nous dirions aujourd’hui européens (français, espagnols, italiens, grecs…), il écrivait :

Entre 1953 et 1955, au Maroc, il ne s’agissait pas, pour les non-Marocains (2), de défendre la France: le drapeau n’était qu’un alibi, la Marseillaise, une ritournelle et la Patrie, un faux nez. Le but de cette  « politique », si on peut donner ce nom à une activité alimentaire, était le maintien par la force d’un système nourricier. Ce n’était pas la mystique de la France que servaient ces patriotes en simili: c’était la mystique de l’assiette au beurre.

Il suffirait de changer les noms propres. L’Histoire se répéterait-elle?  Quoi qu’il en soit, l’Histoire de la colonisation et celle de la décolonisation sont singulièrement répétitives quelles que soient les couleurs du drapeau. Méthodes et structures actantielles sont relativement stables.

Des intérêts économiques puissants, toujours associés à des privilèges exorbitants, portés par des individus,  organisés en réseaux,  qui sont parvenus à faire croire qu’ils incarnent l’intérêt général, toujours luttant pour persévérer dans leur être, et toujours trouvant des auxiliaires dans TOUTES les structures de l’appareil d’État (Police, Justice, Armée en particulier) et à TOUS les niveaux de la hiérarchie et dans TOUTES  les couches de la population, du plus haut au plus bas. Des individus dont les désirs de pouvoir, de domination, nourris de désirs divers et contradictoires, car le principe de division qui régit la société subsiste qui s’agglutinent, et  à un moment font bloc.

Ce sont ces liens objectifs/subjectifs entre les éléments les plus verticaux et les éléments les plus horizontaux que j’essaie de traquer. Et je le répète, quand j’emploie le terme sujet, je ne vise pas la psychologisation du politique, mais ce qui de l’individu X, Y…, se relie à son insu à d’autres individus, abolissant les frontières sociales.

Car la question reste béante de savoir pourquoi de petites gens qui n’ont jamais des cuillères assez longues  pour manger avec le diable, s’embarquent-elles dans des aventures qui ne sont pas les leurs, qui ne devraient pas être les leurs?  Qu’est-ce qui se met en scène dans ces aventures? Ça dégorge et ce n’est jamais beau à voir. Comment clarifier (au sens chimique) ces emballements qui sourcent et  dans la violence de vivre  et  dans la violence structurelle des sociétés divisées?  Violences qui nécessairement nous traversent tous. La question reste ouverte.

Un souvenir surgit. Quand, le Maroc “prétendit” à son indépendance, mon père qui n’avait aucune raison, après son internement et sa bronchite chronique,  de se sentir solidaire  des “intérêts français” au Maroc,  se contenta de compter les points. Au plus fort de la crise, Présence française, organisation de droite, qui recrutait ses gros bras chez les Italiens aussi, déclencha une grève. Mes parents crurent pouvoir ne pas en tenir compte. On les menaça d’incendier le commerce. Ils baissèrent le rideau comme les autres. Comme nous avions beaucoup de clients marocains qui venaient à 5 heures du matin et que la grève risquait de gêner, mon père rusa pour les servir.

Peu après, il reçut des menaces de mort. Je le sus, le jour où je découvris, à Grasse, dans l’armoire à linge, un revolver, enveloppé et cousu dans une étoffe avec des étiquettes couvertes de signatures. Retournant dans tous les sens cette arme momifiée dans son étoffe, j’eus, je me souviens, un haut-le-cœur. Drôle d’effet de savoir qu’on tient dans ses mains, la possibilité de donner la mort. Interrogative, je montrai ce paquet  à mon père. Il s’expliqua. Au vu des menaces de mort, la police lui avait octroyé l’autorisation d’un port d’arme. Une manière de rassurer ta mère, avait-il ajouté, car ça ne sert pas à grand chose d’avoir une arme, quand on veut te tuer…  on te prévient pas… Quand il rentra en France, il l’emporta avec toutes les autorisations d’usage, d’où sa momification. Plus tard, veuf et souffrant, il pensa qu’il valait mieux ne pas avoir ça à la maison. Il vendit l’arme au fils de notre voisine, CRS.  C’était un belle pièce. Belle  devait avoir le sens d’efficace, à condition de savoir tirer.

Les menaces venaient d’un voisin jaloux qui n’aimait pas les macaronis et qui donc profitait de la crise pour régler des comptes. La banalité même. Ma sœur, qui avait des amis de la mouvance Ben Barka, aurait souhaité  lui donner une leçon. Mon père s’y opposa avec fermeté. Pourquoi? avais-je demandé, toujours avec le  revolver-momie dans les mains. Il avait haussé les épaules, sans répondre. De fait, la question n’avait pas lieu d’être posée.

J’ai compris ce jour-là, que le refus de tuer venait de trop loin pour recevoir une explication rationnelle, philosophique. Morale. De l’ordre du refus radical, sans mot, sans justification qui sert à enjoliver. On ne fait pas çà, c’est tout.  Il n’y a RIEN à expliquer.

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* L’UTOPIE de Thomas MORE  a été rééditée par l’Abbé André Prévost, Édition authentique et intégrale de l’Utopie et des treize pièces de décryptement dans l’ordre voulu par More pour l’édition définitive de Bale, novembre 1518. Nouvelles Éditions MAME, Paris, 1978, p. 462-467. Le travail d’une vie. L’introduction est riche d’informations, entre autres, sur la genèse de l’Utopie.


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2 septembre 2008

Février – décembre 2002

PARIS

 

FÉVRIER 2002

 

Retour en train

Le discours prosélyte

En prolongeant mon séjour à Berlin (janvier 2002), j’avais perdu le retour par avion. Chargée de bouquins, je pris le train. Je retrouvais avec un certain plaisir le picaresque des rencontres.

De Berlin à Cologne, une dame, venue s’installer en face de moi,  n’a pas cessé  de parler. Pas inintéressant, mais soûlant. Elle évoqua un poète cubain, connu,  qu’elle avait aidé à venir en Europe. Une amitié qui dura des années et qui, un jour, à la suite d’un reproche de la dame au poète, finit en queue de poisson.

À Hanovre, une jeune femme, venue s’installer à nos côtés, tenta, durant un moment, de corriger des copies. Le train bourdonnant d’échanges l’obligea à renoncer. C’était un professeur d’ethnologie à Göttingen. J’aimais sa manière sobre de parler. Elle livrait des bribes d’informations sur Bali, l’Indonésie, sur la diversité religieuse derrière la façade de la religion musulmane officielle.

À Cologne, je changeai de train. À Aix-la-Chapelle, c’est un homme jeune et  courtois, qui est venu s’installer à ma droite. Une bonne tête. Costume gris foncé, cravate noire. On échangea quelques banalités qui se transformèrent en conversation bredouillante, son français et mon anglais étant approximatifs. Il se présenta comme un diplomate d’Afrique du Sud, qui revenait d’une incinération, celle du père d’un ami juif. L’insistance sur juif m’intriguait.

— Un Juif qui se disait pour Jésus.

Il me regarda et dit :

— C’est pas curieux ? J’acquiesçai.

— Oui, curieux! les Juifs sont juifs parce qu’ils n’ont pas reconnu Jésus comme prophète!

Il revenait avec insistance sur cette crémation, sur ce Juif qui reconnaissait Jésus comme messie.  Rapidement, le discours tourna et devint prosélyte. Il avait compris à mes remarques amusées que j’étais ‘agnostique’,  «la tare de ma génération»,  mais une tare  réparable  si  une amie,  un ami  m’ « introduce » auprès de Jésus. En règle générale, le discours prosélyte m’exaspère, mais, ce jour-là, faire de la théologie dans un anglais approximatif m’amusa,  j’ai donc disputé, avec ça et là de grands éclats de rire qui attirèrent l’attention des voisins. L’un d’eux se mêla à la conversation, et dit  préférer croire à un Dieu bon, mais impuissant, qu’à un Dieu tout-puissant. Aux yeux du prosélyte sud-africain, la  France était un pays dépourvu de la plus élémentaire spiritualité. Le dire était accompagné d’un geste de la main balayant et d’une expression de dégoût.  Je lui demandai s’il ne confondait pas religion et spiritualité. Il ne répondit pas. J’insistai. Il  finit par concéder que  je n’avais pas tort de les distinguer. Comme nous approchions  de  Paris  et qu’il  n’avait pas réussi  à me convertir, il  me dit sur un ton sentencieux :

— If God exist and you refuse...  (la phrase était en suspens  sur une menace).

Une fois encore j’éclatai de  rire et lui fis remarquer que sa phrase était illogique, on ne pouvait pas associer une proposition conditionnelle introduite par if-si, et une proposition affirmative, chargée de menaces. Il me regarda, étonné et désemparé, et dit  — You have right ! Nous nous saluâmes courtoisement. Ce prosélyte avait une bonne tête, mais la main molle.

Paris, réapprendre à faire avec l’étroit

L’atterrissage à Paris fut orageux. Une demi-heure de queue Gare du Nord pour un taxi, avec un Américain qui râlait dans mon dos sur « cette lamentable organisation!». Puis, les embouteillages. Je suis  tombée sur un chauffeur de taxi, qui ne supportait pas qu’on lui dise que le chemin qu’il prenait n’était pas le bon. Des complexes d’Africain. Agaçant. Encore un service qui s’est dégradé au fil des années, parce qu’on ne prend plus le temps de former le personnel.

À Berlin, j’avais lu les promesses du nouveau maire qui disait vouloir changer les choses et refaire de Paris une ville agréable à vivre. Les changements ne sont pas perceptibles et les bouchons  plus denses que  jamais. Les cars de touristes sillonnent Paris. Il Guepardo ! disent des Italiens pour évoquer les changements qui ne changent pas…

Tout me paraît étriqué, chaotique. Manifestement, j’avais eu le temps d’acquérir de nouvelles habitudes, d’intérioriser un nouveau rythme. Dans les autobus, la trop grande proximité des corps dont j’ai perdu l’habitude me gêne. Je suis impatiente. Je m’observe et entrevois l’osmotique du corps et du social, et donc du politique. Ces auto-observations vont nourrir ma colère, je ne me contente pas de râler,  je donne forme  à mes  colères, j’écris. Après avoir attendu 25 minutes dans un bureau de poste du XXe qui manque de personnel, je remets une lettre à transmettre  aux services  concernés  ; après avoir attendu en vain mes bagages, j’envoie une lettre en recommandé  à la  SNCF, l’accusant  de publicité mensongère sur le service des bagages à domicile ;  après avoir entendu Laurent Fabius dire qu’il était très attaché au Service public, j’écris!

Durant une dizaine de jours, je ne cesse de fulminer contre les politiques et leurs choix de société.  Il faut avoir fait l’expérience des transports berlinois pour mesurer le mépris dans lequel on tient les Parisiens, l’usure journalière, la fatigue, le stress.  Bourdieu avait raison, personne ne pèse à son juste prix le coût physique/psychique d’un quotidien  médiocre.

Puis, lentement, je réapprends à gérer l’étriqué, le chaotique, à  l’intérioriser, à faire avec le stress des moyens de transport surchargés. La réconciliation commence  au retour de l’exposition sur L’art de la plume en Amazonie à la Fondation Mona Bismarck, dans le 72 qui longe les quais et voit défiler un paysage urbain saturé de culture,  elle s’achève le lendemain, quand, le soir, je passe sur un des ponts de Paris et contemple l’île de la Cité. Comment ai-je pu oublier cette magie-là ? Cette réconciliation se double d’admiration pour les Parisiens qui gèrent avec une certaine civilité la médiocrité de leur quotidien, l’étriqué des espaces. Le sourire est une de leurs armes, car on sourit souvent à son vis-à-vis dans un autobus, en lui tenant la porte… parce que les regards se sont croisés…  Je repense aux visages fermés, butés,  des Berlinois.

J’ai perdu mon impatience. Je suis rentrée dans le rang. Mais, quand je regarde attentivement certains co-voyageurs, je sens ma colère revenir au galop. Fatigue. Fatigue, disait la Ralentie.

L’Illustration et l’ Allemagne nazie

Je me remets lentement au travail. Je lis le dossier de presse sur l’Allemagne nazie que mon neveu avait fait avant mon départ, en feuilletant l’Illustration, cette somptueuse revue des années trente qui s’adressait à la bonne  bourgeoisie. Qui n’a pas feuilleté les numéros de Noël ignore et l’exigeant besoin de  qualité des donneurs d’ordre et le savoir-faire des artisans du livre de l’époque et leur  commun  respect de l’œuvre à reproduire. On caresse le grain des tapisseries du musée de Cluny, tant la reproduction est parfaite. L’éditeur disait avoir attendu des années avant d’oser les reproduire, sans les affaiblir. On se surprend à devenir nostalgique !

L’Histoire donne du poids à la lucidité des analyses, à la rigueur de l’information. L’histoire nazie apparaît très nettement dans la continuité de l’histoire allemande. Le grand débat sur l’historicisation du nazisme paraît ici un faux débat. Du moins sur certains plans.  Le nazisme porte à un degré supérieur  le nationalisme, le racisme entendu comme pureté de la race, l’antisémitisme, le pangermanisme (Drang nach Osten). Un mouvement ascendant, spiralé. Sur le plan idéo-logique, il n’invente rien.  Les années de la  République de Weimar font figure de pause dans cette tradition germanique. Pause agitée, certes, mais traversée par des désirs de démocratie… Le nazisme inaugure une nouvelle phase de l’histoire, au sens, où il met à nu l’implicite des théories qui ont nourri les élites aristocratico-militaires,  et ouvre la voie à des pratiques qui étaient encore de l’ordre de l’impossible représentation.

Le nombre impressionnant des porteurs de noms à particule qui ont emboîté le pas m’étonne. Sur les photographies qui accompagnent les analyses, la classe dirigeante est révulsante d’autosatisfaction, visiblement le monde appartient à cette élite à particule.

Je me récite un poème de Prévert.

Ceux qui pieusement…
Ceux qui copieusement…

Ceux qui inaugurent

Ceux qui croient

Ceux qui croient croire

Ceux qui croa-croa

Le dossier porte sur l’année 1932. La  France suit de près l’évolution de l’Allemagne, on y pèse à son juste poids le danger de cette évolution. L’analyse des alliances, des rapports de force atteste que rien n’était fatal dans ce mouvement de l’Histoire se tramant. J’apprends aussi que les différentes éditions de Mein Kampf présentaient de nombreuses variantes. Je n’ai donc rapporté qu’une version parmi d’autres.


Mercredi 27 février 2002

Reçu une réponse-standard de Sernam à ma réclamation. Je mesure encore une fois ma naïveté chronique! Je soulignais dans ma réclamation l’absence d’une culture-client et j’attendais des excuses. J’ai droit à une indemnité de 30 €, qui me sera versée par Europe Assurances. Mais, il faut écrire, réclamer son chèque… Le tour est joué, Sernam tire son épingle du jeu. Le retard reste inexpliqué. «La SNCF est un État dans l’État, on ne peut rien en espérer», me dit un adversaire des Services publics à la française. La privatisation à l’anglaise aurait-elle été favorable aux usagers ? Que faire ?


Retour aux Yeux d’Auschwitz- Die Augen von Auschwitz

Je lis, enfin, l’ouvrage en entier. Une histoire de science sans conscience  qui avait pour cadre un Institut de réputation internationale, situé dans un cadre idyllique, à Dahlem. Un institut d’anthropologie, avec les méthodes de l’anthropologie de l’époque,  on mettait en fiche les corps des “exotiques”, entre autres, on mesurait les crânes, on cherchait ce qui différenciait les races humaines. Sans s’interroger sur les implications de ces recherches. La neutralité de la science oblige. Des chercheurs, des chercheuses qui s’étaient intéressés aux Tsiganes, avant 1933, continueront leur travail de recherche — dans les camps de concentration ou d’extermination.

J’apprends qu’après la guerre, après son blanchiment, la Dr. Karin Magnussen, «chercheuse apolitique»  a continué à s’intéresser aux yeux. Aux yeux de lapins qu’elle élevait elle-même. Elle aurait gardé chez elle, le matériel irremplaçable – unersetzbar dont personne ne voulait plus, des yeux d’humains, des yeux d’assassinés à Auschwitz. Des yeux d’enfants.

Le nazisme a favorisé, développé les fantasmes de toute-puissance chez les chercheurs, en levant tous les interdits, mais la folie paranoïaque n’est-elle pas au cœur même de la recherche scientifique occidentale? Faut-il rappeler cette banalité, à savoir que c’est dans la culture occidentale moderne que des chercheurs n’ont pas cessé de détruire la vie pour en connaître les mécanismes. L’exercice est violent pour les jeunes étudiants en sciences. Mon neveu qui ne parvenait pas, un jour d’examen,  à mettre à mort son crapaud, s’est vu traité d’imbécile dans le regard du professeur, obligé de l’aider à sacrifier son troisième crapaud. Du gâchis, certes, mais au-delà un quelque chose qui peut ouvrir la voie à des Mengele, des Magnussen… si le système politique s’en mêle. On connaît les souffrances infligées aux singes sous couvert de recherches «favorables à l’homme». Les effets de la recherche scientifique sont souvent tragiques pour les humains eux-mêmes. Autour de la greffe d’organes, une avancée scientifique certaine, se sont organisés de vastes réseaux médico-mafieux qui ne reculent devant rien pour se procurer des organes achetés par les pays riches. Les greffeurs et les receveurs des pays riches ne s’intéressent pas plus à l’origine des organes que l‘autorité scientifique de l’institut KWI ne s’intéressait à l’origine des yeux sur lesquels la Dr. Magnussen, chercheuse en hétérochronie, travaillait. Qui a bénéficié du rapt des yeux de la fillette bolivienne retrouvée avec quelques dollars dans les poches, sans ses yeux ? À qui profitent les organes des enfants de pays pauvres qui disparaissent? Ces rapts d’organes supposent de vastes réseaux médicaux bien organisés, où le médical et le mafieux s’accouplent.

De toute évidence, il ne suffit pas de mettre à nu les présupposés scientifiques quand on examine les conditions de constitution des savoirs. Il faut aller bien au-delà et questionner l’éthique des chercheurs pour tenter, sinon de mettre fin à ces lignées d’apprentis sorciers, du moins d’en limiter les champs d’action. Il importe que les citoyens s’interrogent sur les effets sociaux de certaines avancées médicales.

Libération du 22 février 2002

Postnumérique. Dans la peau de l’homme, a titré une journaliste de la chronique Art. Des gilets, des sacs en Skinbag, un latex imitant la peau humaine. Une mode nouvelle dans le Marais. Du «posthumain». Du «postnumérique» dit ‘l’artiste’. Je dis, moi, du postnazisme. L’irreprésentable est de l’ordre du représentable… Un imaginaire du corps humain comme  objet manipulable, décomposable, recyclable, imitable.

Tu n’es pas allée manifester devant Libé ?! me demande une amie belge à qui je disais ma colère.

Traquer, encore traquer, toujours traquer les traces plus ou moins masquées de l’héritage nazi. De la métaphore déplacée du pédophile  (libertaire, bien sûr), fier de porter l’étoile jaune de la réprobation, des jeux de mots sur les fours crématoires en passant par l’holocauste des birouettes défaillantes de vieux messieurs, au Skinbag, en passant par les squelettes plastifiés, qui eurent du succès à Berlin et ailleurs, comme objets artistiques ou la mise en scène de son propre assassinat (on appelle ça une performance!), on n’en finit pas de compter les signes de l’abjecte banalisation de l’extermination, de la mort non humaine, sous couvert de modernité et de libération des mœurs. Autant de petites victoires nazies.


Libération du 5 mars 2002

La jeune roubaisienne de 13 ans,  Clara, violée par des «dizaines de jeunes» consentante, bien sûr, est considérée comme une balance!  La galère pour les parents, pour le père de la pute… Balance, un mot très courant, voire branché, pour dire que la terreur des mafieux et malfrats petits ou grands doit être acceptée, intériorisée.  Laisser faire, se laisser faire sans broncher. L’omerta.

Ce sont parfois les mêmes qui dénoncent le manque de courage, de sens civique de citoyens qui assistent sans bouger à un viol, à un vol, à une scène raciste, mais estiment que c’est honteux d’être une balance. En France, le terme délation est employé à tort et à travers. Pour faire oublier les délations du temps de Vichy  qui, elles, conduisaient des citoyens ordinaires à la mort? Inversion des valeurs les plus élémentaires, lourde de menaces politiques. En Angleterre, la balance témoigne de son sens civique.

Samedi 30 mars 2002

Au Monoprix de la rue Ménilmontant

À la caisse, un homme, voûté, pauvrement vêtu, cherche dans un porte-monnaie déchiré et crasseux ses quelques sous pour payer deux bouteilles de vin qui ressemblent à des bouteilles de vinaigre bon marché. La couleur du vin dit l’artificiel. L’homme sent l’urine. Tous les gestes semblent difficiles. Une mécanique usée. Son tour arrive, il a conscience de sa lenteur, le regard est en alerte. Il marche avec difficulté, les jambes légèrement écartées. Il n’est pas ivre. Rue Pelleport, il hésite à traverser. Cette pauvreté si misérable d’un vieil homme me paralyse. Je n’ai pas osé l’aider à mettre les bouteilles dans le sac de plastique, je n’ai pas osé l’aider à traverser.  Il ne demande  rien.  Il ne regarde personne. Se recroqueville pour passer inaperçu. Que peut-il faire de mon regard gêné par tant de désolation ?

Visite inattendue de M-L.

Une ex-étudiante rémoise, le sujet le plus brillant en 20 années d’enseignement, qui a sombré dans quelque chose qui ressemblerait à la folie. Un tête-à-tête de 16 ans. Auto-analyse, disait-elle.

Elle déboula chez moi, après 16 ans de silence. Elle m’avait envoyé deux lettres, pour annoncer sa visite, elle les avait signées d’un autre nom que le sien. Je n’ai pas reconnu son écriture, qui avait perdu sa finesse au profit du pâteux, de l’irrégularité. Je ne parvenais pas à déchiffrer ce qui était écrit. J’ai cru à des canulars, je les ai jetées.

Je l’ai gardée une nuit, pour essayer d’y voir clair.  Elle n’avait pas de voix. Elle se disait persécutée par son père, par sa famille qui paierait des gens pour la persécuter. Elle traînait comme une clocharde ses “objets de valeur” dans un sac d’un jaune criant. Un sac que je n’ai pas pu soulever.  Elle voulait faire de la voyance, par téléphone, et je devais lui prêter ma ligne, la sienne étant coupée et sous surveillance. Elle voulait aider les autres, elle allait bien maintenant. J’étais démunie, lui dis avec fermeté que son projet était fou et qu’il fallait qu’elle fasse un effort pour revenir sur terre.

J’ai téléphoné à une amie psy pour essayer de gérer cette situation. En substance, elle me dit qu’il fallait qu’elle touche le fond pour comprendre qu’elle avait besoin d’être soignée, mais que je pouvais essayer de lui conseiller d’aller en urgence à la mairie de son arrondissement demander une aide psychologique et financière. Lui envoyer d’autorité une assistante sociale? Écrire à sa famille avec laquelle elle avait rompu? Comment faire? Que faire? Je n’ai pas su. J’ai mis trois jours à me remettre de cette visite venant d’un autre monde.

*

Elle a touché le fond. Sans ressource, interdite de chéquier, endettée, elle tomba dans la rue affamée, elle fut conduite à l’hôpital, et s’ouvrit à l’idée qu’elle avait besoin d’être soignée, que ‘l’auto-analyse’ avait été auto-destruction. Elle s’est réconciliée avec sa famille. L’écriture est encore désorganisée, crispée, anguleuse, la pensée se fige sur des répétitions, mais les phrases s’enchaînent logiquement. Lueurs d’espoir?

C’est quoi la folie? Ça commence où? Pourquoi, elle, cette jeune femme si brillante?  Un beau visage aussi fin que ses neurones. Il semblerait qu’elle ait eu à porter des “secrets” de famille, lourds de trop de non-dits, somatisés au fil des ans. A-t-elle été le maillon le plus faible d’une lignée chargée?  Son bouc  émissaire cathartique?

 

AVRIL 2002

Jeudi 11 avril 2002

Parle avec elle de Pedro Almodovar. J’en fus si remuée, que j’ai renoncé à aller voir les films sur le Buto à la cinémathèque de Chaillot. Remuée  avec douceur, doigté. Je n’avais pas envie de rompre ce charme bienfaisant. J’aime ces films qui touchent profond, vous ajoute un plus d’humanité.


Mercredi 17 avril 2002

Institut Italien : Feuillets d’Hypnos de René Char

Une expérience langagière étonnante. Écouter les Feuillets d’Hypnos de René Char, alias Capitaine Alexandre. Les écouter ensuite dans la traduction de Vittorio Sereni. Ne pas percevoir d’écarts. Comme si le poète italien avait ganté en douceur ces  «mots qui réconfortent», chargés de sourdes colères. Comme si le résistant français avait prêté, en différé, sa voix au poète italien, ex-soldat prisonnier, en Égypte d’abord, en Algérie ensuite.

Dans la salle d’exposition, certains collages de Guido Ceronetti évoquent la guerre. La Grande Guerre de 1914-1918, celle du Plus-jamais-ça ! Des cartes postales de villes en ruines, en majorité des villes françaises. Sur l’une d’elles, une bonne-sœur prie Dieu pour la victoire.

Christine Boutin zozote

En attendant le 69, rue du Bac, je lis le message de Christine Boutin sur de petits autocollants bleus. Je me répète en riant les trois impératifs : osons/refusons/misons. Quand on les dit à voix haute, les lèvres dessinent un cul de poule. Et les poules, ça pond!  Osons la famille / Refusons la pauvreté / Misons sur la France.

Du temps où j’étais jeune, ces trois slogans auraient pu être communistes. Le PC, non seulement était hostile à l’avortement, mais se refusait à œuvrer pour la contraception. Un ami socialiste m’en avait expliqué la stratégie : il importait que les femmes de prolo fassent des enfants pour la future armée de la  Révolution… Des enfants en colère, bien sûr ! — Oui, mais ces femmes vivent le plus souvent dans des conditions difficiles, et avortent au péril de leur vie, tandis que les ”bourgeoises”, elles,  peuvent aller en Suisse ! avais-je répliqué. Et comment font les cadres femelles du Parti qui ne semblent pas s’encombrer de trop de marmaille?  Un argument petit-bourgeois à court terme. Le  PC français — et non de  France, le nationalisme a ses exigences — visait lui le long terme. Le bonheur ici et maintenant, une idée révolutionnaire, troquée pour le bonheur des générations futures qui, de plus, auront nécessairement une idée différente du bonheur. Des odeurs d’encens religieux qui me levaient — et me lèvent toujours le cœur.

*


Dans le XVIe arrondissement, près de la Muette, quelqu’un avait écrit HOMOPHOBE, sur le visage de Boutin.
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