JOURNAL DE TRAVAIL (1998-2003)

25 décembre 2008

Mars-octobre 2000

 Mise jour le 7 janvier 2015

MARS 2000


Vendredi 17 mars 2000

La Commune… Courbet...

Au Musée d’Orsay : photographies de la Commune. Ce qui m’a le plus émue, ce sont les photographies de garde-civiles morts afin que  la famille puisse identifier leur père, leur fils, leur mari…, c’est-à-dire les honorer comme les humains honorent leurs morts depuis des millénaires. Une pensée de communards. On y mesure le degré de dégradation morale de notre XXe siècle où se sont multipliées les fosses communes des morts anonymes.

Pour respecter les morts, il faut de toute évidence commencer par respecter les vivants.

Après la Commune, Courbet revient à la nature dite morte (une étrange association). Des pommes, des pommes et encore des pommes. La charge métaphorique de ces toiles est massive, des truites pêchées et maculées de sang, mais si peu. De superbes toiles, si charnelles qu’on serait tenté de les caresser. Une fuite de peintre après le massacre des Communards dans la représentation du paradis perdu ?


Comme ce peintre polono-américain Mikaël Podulke* qui après avoir participé à la Guerre du Pacifique, se détourna des humains pour se consacrer à la représentation de ses souvenirs de paysages américains. Un paradis perdu à retrouver par l’acte de peindre qui en réactive la nostalgie. Il revenait à l’humain dans la caricature politique quand certains dangers lui paraissaient trop flagrants.

La “nature” comme lieu de fuite, utopique, rêvée.


* À voir dans différents musées hollandais et à Norden (Nordsee) où il mourut.


La terre et la mémoire des folies humaines

Le soir, à l’Institut Gœthe,  une vidéo sur la Mémoire et l’histoire de la Shoah. Claude Lanzmann et l’auteur israélien du Spécialiste, Eyal Sivan,  parlent respectivement de leur film. Lanzmann insiste sur le silence, l’immémorial, c’est-à-dire sur la pudeur qui nous saisit face à l’horreur. Je découvre dans une séquence citée, un geste que j’avais oublié : un rescapé prend un peu de terre sur les lieux des massacres, la serre et la laisse s’émietter, lentement, le regard tourné vers sa mémoire. Un souvenir surgit :  ma mère, parlant de ces Sénégalais envoyés à la boucherie, disait  que les combats auxquels ils avaient  participé, avaient été si sanglants, qu’après  la guerre,  les premières pommes de terre récoltées dans ces champs de bataille, n’étaient pas mangeables.  Elles auraient été brunâtres et d’un goût infect. Légende, rumeur ou fait réel? La terre garderait-elle, un temps,  la mémoire des folies humaines ?

Le Goût des autres

Je suis allée voir Le Goût des autres. Sans conviction, c’était sur le chemin du retour. L’abattage médiatique télévisuel  m’avait rendue méfiante. Le succès est mérité. Un film dense, traversé par une tension qui ne faiblit pas.

Le propos est intéressant. Aucun groupe social, quel que soit son niveau dans la hiérarchie sociale, n’échappe au décodage rapide, producteur d’étiquettes qui enferment un individu dans une fonction, un rôle. On est toujours le « quelque chose » de quelqu’un — gauchiste, bourgeois, péquenot, bof, réac, pute. Et cætera.

Jaoui est superbe dans son rôle de jeune femme sans armure protectrice. Une voilure qui claque à tous les vents.  Elle reçoit les coups, droite, tendue avec à peine un tressaillement. Très physique, cette tension qui laisse affleurer d’imperceptibles fêlures. Bacri aussi est convaincant, avec sa moustache qui en fait un modèle de balourd, une cible de choix pour jouer les bouffons dans certains milieux. Une moustache accordée à la bonbonnière construite par sa femme. Deux solitudes.

Et puis un jour, la carapace des habitudes se fêle sans qu’on sache pourquoi,  un quelque chose d’enfoui, de caché, d’insatisfait, lance un appel qui projette  l’individu social  (le Castella argenté de la réussite)  hors son univers familier qui le limite à son insu. Ce surgissement de sujet est un effet de langage racinien, Castella est ému par une scène de théâtre, jouée par une jeune femme qui est aussi son professeur d’anglais, il l’avait à peine regardée. Cette émotion l’ouvre à une toile d’un bleu profond. Mais, l’homme à la moustache, le bof des branchés culturels, est soupçonné de l’avoir achetée pour plaire à la comédienne, proche du peintre. Faux. Un monde s’est ouvert qui l’ouvre à d’autres univers. Un petit miracle, si discret que le mot paraît fort, s’est produit où s’entremêle l’ouverture aux autres, à soi, qui complexifie son regard trop pressé. L’étiquette, elle, continue sa vie d’étiquette.

*

Je me souviens d’un exercice de yoga mental, le plus difficile qu’il m’a été donné d’expérimenter : apprendre à regarder sans produire du sens, se laisser porter par les formes, couleurs…  Il faut avoir essayé de pratiquer cet exercice pour en mesurer la difficulté. Après quelques secondes, on revient au sens, c’est une fleur, un pétale, une tige, un visage, des yeux bleus... Il faut repartir à zéro,  recommencer. Recommencer indéfiniment pour progresser de quelques secondes. Sortir du sens devient une épreuve, ça résiste. Tenir une minute hors le sens est une victoire qui ressemble aux premiers pas mal assurés du jeune enfant.

— C’est la seule voie, disait le professeur, si vous voulez, redécouvrir chaque jour des êtres, des objets, que vous croyez connaître…

La supposée connaissance enfermant l’être, l’objet dans une petite boîte avec son étiquette, non seulement,  devient non connaissance ou connaissance très partielle, mais elle simplifie l’autre et lui interdit de possibles mutations. Quand  Castella  coupe sa  moustache,  personne ne le voit, il est et reste le moustachu bof. L’étiquette lui colle à la peau avec ou sans moustache,  parce que la moustache était le signe de sa balourdise. Seule la voilure ouverte à tous les vents  le remarque, parce qu’elle regarde les autres. Un peu comme un prédateur.

Le propos, bien traité à partir de petites histoires quotidiennes, est plus ambitieux qu’il n’y paraît. D’autres personnages du film offrent de nouvelles facettes de cette tendance “naturelle” à étiqueter. — Pour une femme, c’est pas pareil, dit le chauffeur de Castella. Aucun personnage n’est innocent. — Qu’est-ce que ce moustachu ? demande  un homo à la comédienne,  avec quelque dédain. Le même  fera  une  petite  leçon au moustachu  quand  il parle avec condescendance des homos. Et ainsi de suite. L’étiquette, cette confusion d’un mot et d’un individu, qui prétend dire le tout de cet individu. Le fascisoïde ordinaire, notre pain quotidien. Comment en sortir ?

Car, l’exercice de yoga mental qui exige une si longue patience ne cesse de se heurter à ce qu’on pourrait appeler  le principe de réalité  de la jungle des villes qui nous oblige à décoder, et vite. Une ex-prostituée, travaillant dans un bus de nuit* disait qu’il fallait savoir voir  — et rapidement — pour se protéger contre  la violence de certains  clients, ce que beaucoup de filles aujourd’hui ne savaient plus faire. Un apprentissage à l’opposé de l’exercice yogui.  Il faudrait vivre sur les pointes de montagne avec d’autres contemplateurs. L’idée même m’ennuie. Dans toutes les traditions culturelles, on rencontre des récits qui transmettent une sorte de caractérologie élémentaire, fournissant  des prototypes qui constituent eux-mêmes des savoirs préalables qui permettent de donner cohérence à des observations fragmentaires. Ils  portent les valeurs d’une société, et permettent d’évaluer  un individu à l’aune de ses valeurs.

* Emission de Mireille Dumas sur la nuit (semaine du 20.3.2000)

Apprendre à naviguer entre  deux pôles : décoder rapidement pour se protéger, tout en essayant de rester ouvert aux chatoiements des êtres et des choses. Aux possibles. À leurs possibles. Le pont est flottant, étroit, l’exercice difficile.

Je sais la fragilité des étiquettes. Je me souviens de mon père. Dans mes souvenirs d’enfance, un être nerveux, grognon, “trop” économe. Un vrai porc-épic. Quand la vie qui l’avait malmené lui devint plus facile, un aspect longtemps ignoré se découvrit, il adorait danser, jouer… J’appris dans son village qu’il avait une sacrée réputation d’amoureux, (on a dit « chaud lapin »), de danseur et même de flambeur!  LA découverte. Au début de leur mariage, ma mère devait surveiller ses poches, il allait au casino, ils étaient fauchés. — Elle fouillait mes poches, mais moi, j’inventais chaque fois de nouvelles cachettes! disait-il, avec dans les yeux des éclats de malice. J’avais été, d’une certaine manière,  responsable de la métamorphose du luron en homme sérieux. S’il avait suivi sa nature joueuse, j’aurais été une bâtarde, à une époque où l’étiquette était de plomb, sinon dans la famille de ma mère, du moins dans la société. Il avait le sens des responsabilités, et de plus passionnément amoureux de ma mère, si belle. Il avait rêvé d’Amérique, ma mère refusa le rêve. Il aurait ouvert une pizzeria, à une époque où les Américains ignoraient la pizza, qu’il cuisinait si bien. Connaissant son entêtement hargneux et son désir de réussite, je m’imagine fille d’un milliardaire italo-américain! Que serais-je devenue ? Une fille-à-papa friquée ?

Je le revois à Torremolinos, où j’étais allée le rejoindre, durant des vacances de Noël, peu après la mort de ma mère, dont il avait du mal à se remettre. Il avait beaucoup dansé, en ce soir de Jour de l’An. J’admirais son élégance de valseur. Puis, il disparut. Inquiète, je le cherchai. Je le vis, parlant avec fièvre, au Réceptionniste de l’hôtel. Je finis par comprendre qu’il voulait avoir le numéro de chambre d’une de ses partenaires de danse. Quand il me vit, il eut un geste d’agacement, je viens, je viens ! Je m’esquivai, le laissant à son tête-tête houleux, le réceptionniste de l’hôtel ne voulait rien entendre. Je le vis revenir bougonnant… Le lendemain, il me suggéra d’aller prendre un thé à l’hôtel « où j’avais fait danser les filles de notre table que les Espagnols n’osaient pas venir inviter » (en fait l’hôtel de la dame). Je me dis que sa réputation villageoise avait quelque fondement.

On comprend qu’il fût grognon dans son costume d’homme sérieux, les baleines du corset devait de temps à autre le blessaient.

Il m’est arrivé, naïvement, de me demander, si ce n’était pas cette nature autre, de flambeur latin, chaud lapin, valseur remportant des concours de danse… qui l’aurait poussé à baisser son fusil, pointé sur ordre sur des grévistes gênois ? Mais chez les nazis aussi, il y avait des flambeurs, des valseurs… Un peu court donc pour tenter de comprendre le d’où-ça-vient du tueur ou du non tueur.

Apprendre à regarder

Apprendre à regarder les chatoiements d’un être, d’un objet… est  payant. Expérience qu’une toile de Hildegard Peters m’oblige à faire tous les jours. Recevant une lumière de jour,  indirecte (la meilleure pour une toile, selon le peintre),  le paysage marin change toute la journée, comme changeait le paysage naturel peint. Un paysage de la mer du Nord.  Le matin, suivant la luminosité, la toile est plus ou moins lumineuse presque joyeuse, les jaunes sont clairs en harmonie avec les bleus, verts, gris…, mais d’heure en heure, la lumière se modifiant,  les rapports des couleurs changent, parfois ce sont des nuances de vert ou de gris qui s’imposent. Quand la lumière du jour s’affaiblit, les couleurs ont tendance à s’affirmer les unes contre les autres, les gris, les  verts deviennent plus denses, les jaunes sont saillants, surtout les jours de ciel gris. Le paysage donne alors l’impression de garder un lourd secret, la toile perd de sa sérénité matinale pour devenir angoissante. Toujours en mouvement, cette toile qui fait face quand je traverse mon salon,  accroche mon regard et chaque fois, j’en suis étonnée, car je découvre, une trace de jaune inaperçue, une nouvelle nuance de gris, de nouveaux rapports. Il faudrait regarder ainsi les visages,  car les visages aussi sont mobiles, ce sont nos étiquettes de commodité qui nous rendent aveugles aux variations.

Mardi 21 mars 2000

Salon du Livre

Je n’y étais pas retournée depuis longtemps. J’ai beaucoup appris sur la littérature portugaise que je ne connais pas. Manuel de Oliveira m’en avait donné le désir, mais je passe mon temps à  gérer l’urgence.

Le rituel de la signature m’amuse. Du fétichisme. J’ai entrevu Henri Alleg dont La Question a été rééditée. Il signait. J’étais trop fatiguée d’avoir déambulé dans les allées, pour nouer conversation. Je regrette quand même de ne pas lui avoir dit combien sa dénonciation de la torture en Algérie avait compté. Pour créer du lien, il suffit de quelques mots.


Jeudi 23 mars 2000

Des bouts de langage à la Beckett

Je sais depuis Beckett que parler pour ne rien dire, égrener des phrases comme ça, pour le plaisir d’aligner des mots,  est une manière humaine de tisser des liens fragiles, éphémères ou durables. Un jeu de balles. Vladimir et Estragon comme tous les personnages beckettiens, n’ont d’autres liens que ceux tissés par les mots vibrant à l’oreille de l’autre. Des fils de toile d’araignée. Ils sont si solides ces fils, que des scientifiques analysent leur texture. On appelle ça la bionique, une science jeune qui réinventerait la nature.

*

Je n’ai jamais compris qu’on puisse placer Beckett et du côté du tragique et du côté de “l’incommunication”. Beckett chérit le langage. L’incommunication à quoi on a voulu le réduire, implique le langage comme “communication”, “échanges d’informations”, ça fait son sérieux,  mais dans le quotidien, la parole est faite de mille riens. On parle — non pas pour communiquer —  mais pour tisser des liens, pour se sentir vivre. C’est parce que des réalistes du langage prennent au pied de la lettre les conversations de bistrot qu’ils les trouvent idiotes. En fait, c’est surtout et avant tout du lien social. Ce qui est dit a peu d‘importance. Le bipède qui dans un autobus dit à sa voisine, il fait beau aujourd’hui, n’informe pas, ne communique pas, il cherche à tisser un lien, verbalise un sentiment de  proximité  (le corps de l’autre, près du sien, peut-être perçu comme gênant)…  Les singes s’épouillent, les humains sèment dans l’air de petits mots qu’on peut s’amuser à rattraper ou laisser tomber. Le silence est alors perçu comme de l’hostilité, non sans raison.

Écouter chez Beckett les personnages du commun, dont le vivre est réduit à d’infimes mouvements, qui se manifestent essentiellement par la parole. Vladimir et Estragon, comme les vieux couples qui ont beaucoup partagé, n’ont plus grand chose à se dire, mais ils retissent indéfiniment des liens par la parole. Une parole faite de fragments, de répétitions, de blagues tronquées, des allusions de souvenirs communs. Bref, des bouts de paroles qui font lien. Et quand l’un d’eux refuse le dialogue, l’autre lui rappelle que « quand même », il  faut  de temps à autre « renvoyer  la  balle ».

Paroles à l’horizontale, de je  à  je, par opposition aux discours monologiques du couple-pouvoir, Pozzo-Lucky. Le maître n’ouvre la bouche que pour proférer des injures ou des ordres, Lucky débite le discours d’un sapiens atteint de troubles graves du langage. Beckett nous donne à voir, en actes, la  servitude volontaire qui, à la longue, dégrade le cerveau, en pervertit la pensée. Le discours de Lucky où s’accumulent les figures de la démence (vergibération, palilalie,  palimphrasie)  est un condensé de troubles aphasiques allant du désordre du mot au désordre de la syntaxe. À ce degré, c’est l’idéation même qui est atteinte. D’évidence, la servitude volontaire est génératrice de folie,  l’on pourrait dire aussi que la folie génère la servitude volontaire. Discours dément, porteurs de sens obliques.

Si Lucky, le valet, est atteint de troubles de langage graves, Pozzo, le maître,  présente des troubles cognitifs, temporels en particulier. Il s’emmêle dans l’emploi d’adverbes temporels aujourd’hui, demain, hier, ces embrayeurs que l’enfant acquiert difficilement, et qui en gardent une certaine fragilité. Signes d’une régression mentale et parallèlement traces d’un désir d’atemporalité, rêve de tous les pouvoirs, durer ad eternum.

En final, c’est un jeu de massacre : Lucky est devenu muet, le comble de la dégradation pour un TUI  (intellectuel au service du pouvoir), et Pozzo est aveugle. Lucky continue d’obéir aux ordres comme une machine. Le pouvoir, sans yeux et sans paroles, n’est plus que l’ombre de lui-même. Cécité et  mutité, c’est-à-dire  RIEN. Beckett aurait dit, lors d’une mise en scène «V’là les stals»  (propos qui m’a été rapporté par Odette Aslan). Beckett quelque part visionnaire.

C’est  un  metteur en scène tchèque, Otomar Krejca, qui avait compris la charge. Il  souligna la dimension métaphorique du couple comme figure du pouvoir, en choisissant un acteur jeune et beau qu’il fait danser au bout d’une corde, ce que déploraient les critiques parisiens qui préféraient voir dans le valet, le pauvre esclave du maître. Perspective misérabiliste qui tirait  Beckett vers « le tragique de la condition humaine », stéréotype obligé qui oblitère la dimension politique de ce théâtre.

*

Qui imite qui ?

Un jour dans un café de la rue Mazarine, un entrepreneur ne cessait de parler de miracle. Il avait vécu un week-end horribilis, une grande vitre, installée par ses soins, était tombée, non pas sur les  pieds de la propriétaire, mais à côté.  — Un miracle ! la vitre s’était contentée de déchirer une robe de grand couturier. Il paya sans demander de preuve. Ce même week-end, il fut appelé par un autre propriétaire, une fenêtre mal scellée, tomba. La loi des séries. Sans faire plus  de dégâts que la vitre. — Un  autre miracle !

Le garçon de café qui écoutait en silence, finit par lever la tête et dit très sérieusement :

— C’est à Lourdes  qu’il faut aller vous installer !

À tout hasard, je demandai le nom de l’entreprise  qui avait besoin de tant de miracles ! Il me donna sa carte avec un sérieux qui m’a fait rire ! Le garçon me regarda et dit, cette fois en riant  :

— Vous, vous  croyez pas au miracle !

Souvent drôles les conversations du Café du commerce. Et instructives !

*

La différence entre ce quotidien du langage et le langage des personnages de Beckett, c’est le passage par l’écriture, ça “quoiquète”*, mais pas n’importe comment dans l’écriture !

* Mot construit sur les répétitions massives au début d’ En attendant Godot de  QUOI / QUE/ OI… Un petit bruit de basse-cour humorise les propos où se tissent des liens entre le Rien, le Faire, le Rien faire, le Croire,  etc. ponctués d’interrogatifs, Quoi ? De quoi ?

*

Pour le plaisir  :

Silence. Vladimir soupire profondément.

VLADIMIR.   — Tu es difficile à vivre, Gogo,

ESTRAGON.  —  On  ferait mieux de se séparer

VLADIMIR.   — Tu dis toujours ça. Et chaque fois tu reviens.

Silence. ESTRAGON. — Pour bien faire, il faudrait me tuer, comme l’autre.

VLADIMIR.  — Quel autre ? (Un temps.) Quel autre ?

ESTRAGON. — Comme des billions d’autres.

VLADIMIR (sentencieux). — À chacun sa petite croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et le bref après.

ESTRAGON. — En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.

VLADIMIR.  — C’est vrai, nous sommes intarissables.

ESTRAGON. — C’est pour ne pas penser.

VLADIMIR.  — Nous avons des excuses.

ESTRAGON. — C’est pour ne pas entendre.

VLADIMIR.  — Nous avons nos raisons.

ESTRAGON. — Toutes les voix mortes.

VLADIMIR.  — Ça fait un bruit d’ailes.

ESTRAGON. — De feuilles.

VLADIMIR.  — De sable.

ESTRAGON. — De feuilles. Silence.

VLADIMIR.  — Elles parlent toutes en même temps.

ESTRAGON. — Chacune à part soi. Silence.

VLADIMIR.  — Plutôt elles chuchotent.

ESTRAGON. — Elles murmurent.

VLADIMIR.  — Elles bruissent.

ESTRAGON. — Elles murmurent. Silence.

VLADIMIR.  — Que disent-elles ?

ESTRAGON. — Elles parlent de leur vie.

VLADIMIR.  — Il ne leur suffit pas d’avoir vécu.

ESTRAGON. — Il faut qu’elles en parlent.

VLADIMIR.  — Il ne leur suffit pas d’être mortes.

ESTRAGON. — Ce n’est pas assez. Silence.

VLADIMIR.   — Ça fait comme un bruit de plumes.

ESTRAGON. — De feuilles.

VLADIMIR.  — De cendres.

ESTRAGON. — De feuilles. Long silence.

VLADIMIR.  — Dis quelque chose !

ESTRAGON. — Je cherche.

Long silence.

VLADIMIR (angoissé). — Dis n’importe quoi !  (p. 87-88)


Des organisations aériennes de mots, aux liens invisibles, mais si audibles.

*

Un goût pour les mots  qui rebondissent les uns sur les autres. Des signifiants qui Hi Han –ent :


ESTRAGON. — On attend

VLADIMIR.   — Oui, mais en attendant

ESTRAGON.  — Si on se pendait

VLADIMIR.   — Ce serait un moyen de bander

ESTRAGON (aguiché). — On bande ?

VLADIMIR.  — Avec tout ce qui s’ensuit. Là où ça tombe il pousse des mandragores. C’est pour ça  qu’elles crient quand on les arrache. Tu ne savais pas ça ?

ESTRAGON. — Pendons-nous tout de suite.

VLADIMIR.  — À une branche ? (lls s’approchent de l’arbre et le regardent.) Je n’aurais pas confiance.

ESTRAGON. — On peut toujours essayer.

VLADIMIR.  — Essaie.

*

C’est cette prosodie, humoristique et poétique, qui m’a manqué dans la mise en scène de Jean-Luc Bondy à l’Odéon. Je m’étais demandé si le texte n’avait pas vieilli. Après relecture, je faisais mienne l’objection d’Odette Aslan, elle pensait que c’était la formation classique des comédiens français qui rendait l’entreprise difficile, un texte de Beckett appartenait à une autre tradition, celle du cabaret, du cirque, du clown. Rufus, de formation moins classique, était capable d’en jouer.

Fou rire réprimé

Hier, dans un cabinet médical, un court dialogue à la Beckett :

C’est un vrai méditerranéen ! disait-elle du médecin.
—  Il est d’où ? demandai-je.
—  Ah, non, il n’est pas doux, bien au contraire ! Ça se voit que vous ne le connaissez pas, moi, je viens depuis 40 ans! Ah ! non il n’est pas doux !

Comme je m’obstinais à  répéter la question sous la même forme, en accentuant l’intonation interrogative qu’elle n’entendait pas,  j’ai dû renoncer à savoir.

De toute évidence, Beckett nous a beaucoup écoutés.


Jeudi 23 mars 2000

Brecht encore…

La  Vie  de  Galilée au  Théâtre  de  la  Colline  avec deux amies Ph.  et  F.  Comme J.-P. Vincent,  Jacques Lassale fait entendre tout le texte, dans ses plis et replis, d’où une certaine lenteur. Les variations vocales de Jacques Weber sont nombreuses, elles mériteraient une analyse. Une manière de faire partager le plaisir à penser… à la fois légère et dense. Le metteur en scène a tenté sinon de concilier deux regards de Brecht sur ce personnage, mais de les faire entendre. En sourdine. Galilée est d’abord une victime du pouvoir inquisitorial   — Malheur au pays qui a besoin de héros. Avec en arrière-plan, la ‘croyance’ en la science comme source de progrès, de changements multiformes. De mouvements. D’étonnements. Avec ses problèmes irrésolus, en suspens. Ceux-là mêmes que Brecht vise à produire au théâtre. La proximité Galilée-Brecht est palpable. Mais, la pièce ne cesse d’évoluer avec les tempêtes de l’Histoire et leurs effets d’incohérence. Lors du débat sur la bombe atomique (1944-1947), Brecht jugera son personnage, coupable d’avoir capitulé devant le pouvoir et donc d’avoir bloqué une réflexion éthique sur la fonction du scientifique. La ‘croyance’ en la science a fait place au doute, l’idéalisme des Lumières, sa foi en la Raison se mettent à boiter. Le regard se strabise. La contradiction est béante et doit le rester. Coupable du point de vue d’une éthique exigeante, certes, mais Malheur au pays qui a besoin de héros reste un bel aphorisme. Cette phrase souvent murmurée, audible des seuls connaisseurs du texte, est dite à voix haute par Weber. Il donne aussi à entendre  « il faut penser avec prudence », j’aime cette proposition autant que la précédente. Comme un correctif à « penser par volupté », une disposition galiléenne (selon Brecht, Petit organon, §63) … et brechtienne.

À Berlin, la mise en scène de Tragelehn de 1998 et le jeu du comédien prêtaient au personnage des traits attribués à la “psychologie de Brecht”, la ruse entre autres. Les jeux du chat et de la souris de Galilée avec le pouvoir, ses renoncements  préfigureraient ceux de Brecht en RDA.

Que les personnages brechtiens se nourrissent des contradictions de Brecht est évident, mais de là à expliquer l’un par l’autre appartient à ces confusions dommageables pour la littérature. De plus, ces contradictions, voire déchirements sont aussi historiques. On a tendance à oublier que  l’écriture, d’une manière générale,  est plus savante que l’auteur (en ce cas, le bonhomme-Brecht).


Quand j’écris, il va de soi, je sais plus que quand je parle […] disait Heiner Müller
Wenn ich schreibe, weiss ich natürlich mehr, als wenn ich rede [..]

EINE AUTOBIOGRAPHIE,  Erweiterte Neuausgabe mit einem Dossier von Dokumenten des Ministeriums für Staatssicherheit der ehemaligen DDR, Kiepenheuer & Witsch, 1992, 1994, p. 495.


J’ai été frappée  par  la  qualité d’écoute de la salle, en majorité un public de gens jeunes. Elle m’a rappelé la salle du TNP de la fin mars 1968, des scolaires écoutaient La Mère, en matinée. On disait les étudiants, la jeunesse en général, dépolitisés. Le consensus régnait dans la presse. Quand je rentrai à Heidelberg,  où  les  étudiants  ne  cessaient de me demander « pourquoi ça bougeait si peu en France », je m’empressai de leur dire ma conviction intime, forgée cet après-midi là, non la jeunesse n’était pas dépolitisée ! Un mois plus tard, Mai 68 achevait de les convaincre.

Le théâtreest un psycho-socio-test efficient. Qui a entendu des comédiens polonais raconter le début du Printemps polonais à la sortie d’une pièce du poète Adam Mickiewicz, ne l’oublie pas. On y voyait un homme enchaîné par l’occupant (russe), les gardiens de l’art avaient exigé qu’on enlevât les chaînes. Comme ils n’avaient pas entendu la vague des rumeurs de mécontentements approcher,  ils  ne pouvaient pas prévoir que la vision d‘un homme — enchaîné sans chaînes  — aurait  une force d’évocation si  puissante  qu’elle propulserait dans les rues, un peuple frustré de ses libertés élémentaires. L’aveuglement du pouvoir est réconfortant qui ignore les impondérables de la dignité humiliée.

P.-S. du 18 mai 2011. Triant mes archives théâtrales, j’ai retrouvé le Programme de la soirée. Un petit cahier avec un beau texte du metteur en scène, Jacques Lassale. Les fondements de son travail sur la pièce. Il nous donne à penser, avec discrétion, les fils directeurs de sa mise en scène. (J’ai numérisé l’ensemble, et j’aurais plaisir à l’envoyer à qui le demanderait).

GALILEE.Distribution

Vendredi 24 mars 2000

Lecture à rebours

Quand je me lève assez tôt, je range, c’est-à-dire que je trie les journaux qui forment des petites tours fragiles et/ou je trie à nouveau les articles découpés. Ce matin, c’est un entretien de  Godard avec Hervé Guibert qui m’arrête. Quelques idées à savourer, qui font échos à des choses qu’on vient de se dire.

« Quand on va au fond des choses, on est obligé de revenir à son enfance.

« Pourquoi associer le syndicalisme au bégaiement ?

«[..] La parole ouvrière bégaye. L’interview d’un ouvrier à la télévision ne serait pas possible, il y aurait trop de silence et la télévision ne supporte pas le silence. Les ouvriers cherchent leurs mots et leurs pensées, ça ne se trouve pas comme ça.

« Il faut des métaphores pour accomplir des distances […] la musique, la fiction, c’est ça. »

« J’ai essayé de montrer la peinture sous une forme métaphorique qui renvoie à d’autres choses de la réalité. Les chevaliers sont des métaphores des patrons, les fusillés de Goya, les métaphores des filles qui vont à l’usine. »

Bien d‘autres idées à mâchouiller, mais je ne parviens pas à numériser la page jaunie. [Monde du 27 mai 1982, p. 10 (Cannes 1982)].

Vendredi soir

Convertir, évangéliser, encore et toujours

Je croyais pouvoir  écouter les nouvelles, mais le voyage du Pape en Israël fait la une des différentes chaînes. J’ai zappé, en vain. Comment font les deux chaînes, l’une publique, l’autre non publique, pour enchaîner les mêmes informations, parfois à la minute même ?

Le Pape battait un mea culpa sur la Shoah, demandait pardon au Mur des lamentations, il invitait à la réconciliation religieuse, mais parallèlement, sa Sainteté demandait aux jeunes d’être les nouveaux prophètes évangélisateurs.

Mais  QUI  donc doivent-ils évangéliser ?

Contradiction? Incapacité  à  penser une des racines de l’antijudaïsme chrétien?  À savoir, répétons-le, la conversion des Juifs à la reconnaissance du prophète,  annoncé dans le judaïsme  — comme horizon d’attente infinie.


*

« Mais en 1920, ils ne voulaient même pas nous autoriser, à mourir à notre manière. Nous devions être inhumés à la façon chrétienne. C’était vouloir emmener ma mère de force, là-haut, dans un pensionnat pour Blancs. Pendant quatre jours, je sentis la nagi de ma mère — sa présence, son âme —, à mes côtés. Le prêtre parla d’éternité. Je lui déclarai que nous autres Indiens ne croyons pas en un « à jamais ». Nous pensons que seuls les rochers et les montagnes perdurent, mais même rochers et montagnes disparaissent à un moment donné. Il y a une nouvelle aube, mais pas d’éternité. C’est ce que je dis au prêtre. «Quand viendra mon temps, je veux aller où sont allés mes ancêtres.» Le prêtre rétorqua: «Peut-être est-ce l’enfer.» Je lui dis que je préférerais rôtir en compagnie de ma grand-mère sioux ou d’un de mes oncles plutôt que de m’asseoir sur un nuage à jouer de la harpe avec un visage pâle inconnu. Je lui dis : « Ce nom chrétien de John, ne me le donnez pas quand je ne serai plus. Appelez- moi Tahca Ushte- Cerf Boiteux. »

Tahca USHTE, De Mémoire indienne, Plon, 1977 (Lame Deer Seeker of Visions,1 972), en collaboration avec Richard ERDOES (p. 39).

*

Une innocente blague juive

Chmouel est au chômage depuis plusieurs mois. En désespoir de cause, il se rend chez le rabbin pour lui demander s’il n’aurait pas un travail, même très humble, à lui proposer.

— Je ne vois qu’une possibilité, Chmouel :  garde la porte du ghetto en attendant l’arrivée du Messie, ainsi, dès qu’il arrivera, tu préviendras tout le monde.

— Mais, Rabbi, je ne vais pas gagner d’argent en faisant ça.

— Peut-être, Chmouel, mais c’est un boulot stable.


*Marc-Alain Ouaknin,  Dory Rotnemer, La bible de l’humour juif,  entre 500 et 1000 blagues,  Editions Ramsay, Daniel Radford Editeur, 1995, p. 41

*

Ce voyage me rappelle le voyage d’un autre Pape à Jérusalem (Paul VI) et du récit humoristique que m’en avait fait une amie qui couvrait l’événement pour un journal anglais. Je l’entends encore dire avec l’ accent anglais :  

—  C’était l’orgasme!

Elles parlaient des nonnes qui sortaient pour la première fois de leur couvent et qui se pâmèrent à la vue du Pape.

— Elles voulaient le toucher! C’était un spectacle  étonnant!   Elles  ont  failli  l’étouffer!

Y.,  son époux,  responsable du bon déroulement,  avait eu très peur !

« Ils se seraient presque battus pour le toucher »   dit aujourd’hui un journaliste de TF1. Le simiesque dans l’humain m’amuse toujours. Et m’émeut dans la mesure même où notre animalité est garante de notre humanitude.

À ma connaissance, les singes n’étouffent pas leurs congénères.

Toucher l’idole !  Des restes de fétichisme païen.


Jeudi 30 mars 2000

Nos traces silencieuses

Ai vu,  Nos traces silencieuses. L’idée est intéressante qui  invitait à  partir des marques laissées sur la peau  — des tatouages involontaires de la vie, une brûlure, une trace de morsure…  —  à  suivre une jeune coréenne adoptée,  en quête de ses origines. Mais le traitement en est pauvre, ni documentaire qui se fictionne parce que débordant le propos, ni fiction qui contiendrait du réel humain. Dommage.  Mais, il faut bien commencer pour advenir.

J’aime  aller aux Ursulines, ce cinéma où murmure de l’Histoire.

Envoyé spécial sur la Deux

Un documentaire sur la brigade des stups. Ça revient périodiquement, on est invité à suivre filages et  arrestations. J’éprouve des sentiments si indéfinissables qu’ils en deviennent “surréalistes”. Entendre dire qu’il faut gagner la guerre contre la drogue relève  pour moi de l’aveuglement et/ou de la duperie la plus monumentale. Cette guerre est depuis longtemps perdue. Pourquoi continuer à dire le contraire  Mais a-t-on jamais engagé la guerre  On peut dire que la RFA a engagé une guerre contre les Fraction armée rouge et l’a gagnée. Mais contre la drogue ?  Peut-on gagner une guerre qui n’a jamais été engagée, et de plus contre quelque chose qui est de l’ordre du désir ? Demande et offre étant indissociables. Formuler le problème en termes militaires est déjà une aberration en soi. Si on a du mal à accepter la plongée d’adolescents de toutes les classes sociales, du quart-monde à la haute et riche bourgeoisie,  si on a du mal à accepter que nos démocraties se pourrissent de l’intérieur par investissement massif d’argent blanchi, si on a du mal à accepter une économie cocaïnée qui finira par devenir folle, si…, si…, il faut aller vivre à Dysneyland, comme dit si joliment un personnage du Goût  des autres.

La brigade des stups est passée de 120 membres à 80. Pour gagner la guerre, on peut faire mieux ! Le sentiment qu’ils font  semblant d’y croire. En représentation. Le jeune femme a l’air d’y croire, naïveté de la jeunesse qui doit amuser ses collègues vétérans qui en ont vu d’autres dans les combats perdus, eux qui ont pataugé et pataugent à longueur de jours dans nos marais sociaux.

À QUOI, à QUI,  servent ces reportages? Qui les commande? Si c’est pour dire que la police, payée par nos impôts, fait son travail, c’est un peu court ! Bien sûr, qu’elle fait son travail, comme les profs, les facteurs, etc. Avec ses ratés, dus au recrutement (entre autres).  On ne nous invite pas à suivre un facteur dans sa tournée, un prof dans sa classe pour nous montrer qu’ils font leur travail ! Alors, à qui ça sert? Ces reportages sur la lutte contre la drogue visent-ils l’information ou le masquage ?   La lutte contre la drogue n’est pas un problème policier, mais un problème politique. De volonté politique.

Au lieu de suivre les policiers dans leurs filatures, le journaliste devrait poser les bonnes questions, même si elles restent sans réponse : pourquoi de temps à autre, des policiers passent la porte de gens connus, comme celle de Françoise Sagan, par exemple, pour saisir 10 grammes d’héroïne ? Et pourquoi s’arrêtent-ils devant d’autres portes qu’ils connaissent ? Pourquoi ces reportages sur les banlieues, alors qu’à Paris, les dealers sont partout ? Même devant ou à proximité des ministères… Le journaliste devrait aussi s’interroger sur les chiffres officiels qui relèvent du canular. Des effets de réel, comme dans les fictions utopiques où l’auteur nous dit que l’île s’étendrait sur  2835, 23 km2,  que sa population est de 815 981 âmes! Ça fait vrai, même si cette île, cette population, n’existent que dans et par le langage! La brochure d’informations récemment publiée et largement diffusée en est un bel exemple. Des chiffres, des statistiques qui veulent produire des effets de réel,  pis des effets de maîtrise sur le réel de la drogue.  Pour faire scientifique.  Aux frais du contribuable.

On  nous  dit  que  les morts  par  overdose  ont baissé,  mais les autres  formes de mort ? Car, il est des morts plus terribles que la mort physique, les psychiatres pourraient en parler. Silence de plomb. Les accidents de la route seraient-ils, tous, un effet de l’alcool ? Sur  91000  interpellations en 1998, 71000 pour le cannabis, la moins dangereuse, alors que la cocaïne circule partout.

On aimerait que les journalistes soient plus  coriaces. Mais le peuvent-ils ? Le désirent-ils ?

Alain Labrousse, directeur de l’Observatoire géopolitique  des drogues, qui publia plusieurs livres sur la question (Atlas mondial des  drogues, Où va la  cocaïne ? la Drogue, L’Argent et les Armes…) intitulait sa participation à DON QUICHOTTE, LES POLITIQUES TIENNENT UN DOUBLE LANGAGE SUR LES DROGUES :

« Il y a peu de domaines où le double langage est plus évident qu’au sujet des drogues. Par exemple, les saisies et la consommation de cocaïne sont en augmentation constante en Europe (40 tonnes saisies l’année dernière). En France, on estime qu’il y a 300 000 consommateurs, parmi le show-biz, la presse, la Bourse, les affaires, les architectes, les médecins et, bien sûr, dans la classe politique. Les politiques ne sont pas les plus nombreux mais il y a des exemples incontestables, même dans la droite conservatrice. L’utilisation est souvent utilitariste. Nous citons, dans une de nos études, qu’un groupe de parlementaires européens a arraché la signature d’une décision à 4 h du matin parce qu’ils avaient tous pris de la cocaïne. Il y a eu aussi cette péniche parisienne où la police a saisi une disquette de clients où figurait une bonne partie du gotha parisien, dont le directeur d’une chaîne de télé. Pourtant, seul un médecin et un dentiste ont été poursuivis. Car des policiers qui s’attaqueraient trop à certains milieux seraient victimes de pressions. Les politiques sont enfermés dans le double langage. Si on publiait la photo de l’un d’eux en train de sniffer, sa carrière serait finie.

« Je connais personnellement des hommes politiques de tout bord qui sont à la fois prohibitionnistes et consommateurs. Leur justification est assez élitiste : ils pensent savoir utiliser les drogues plus intelligemment que la moyenne. Quand les politiques seront-ils décidés à parler vrai dans ce domaine? », DON QUICHOTTE, N°3, avril 2000, p. 41.

*

Que la drogue soit de l’ordre privé, je pourrais en convenir si…, si les effets sur la santé, par exemple, étaient couverts par ceux/celles qui en prennent les risques, et ceux/celles qui s’enrichissent, mais, dans l’état actuel des choses  — le pire  —  il est difficile de l’admettre. L’argent permet toutes les corruptions, dans tout l’appareil d’État et sert aussi à mettre la main sur l’économie d’une nation, privilégiant le seul rapport financier. Et cetera. Par ailleurs, le double langage — ne fais pas ce que je fais — est aussi corrupteur que l’argent dit sale. Le double langage non seulement sape la crédibilité des politiques, mais jette le soupçon sur la volonté affichée de lutter contre.  La démocratie exige un minimum de confiance dans le politique.

Le Don Quichotte d’avril, outre une interview d’Eva Joly, qui en sait long sur la corruption généralisée et ses effets néo-colonialistes dans les pays du Tiers-Monde offre des photographies de mise en scène de crimes, sous le titre Les meurtres photographiques de Yann Thoma, l’Art du crime. La banalisation du crime comme « valeur nouvelle » !

Un rêve utopique de transparence

Allons, citoyens encore un effort ! disait Sade. La démocratie comme idéal à toujours revisiter et à conquérir. Indéfiniment. Je rêve souvent de ces Syphograntes inventés par Thomas More dans l’Utopie. Les Syphograntes sont des citoyens observateurs, chargés d’assurer  la transparence du pouvoir, des décisions, des procédures, etc., car dans l’Utopie, les instances du pouvoir sont maison de verre.

On peut rêver, l’Utopie, c’est fait pour, comme un poème. Et si certains des aspects de l’utopie morienne ne nous font plus rêver, c’est aussi parce qu’ils portent les marques d’un temps, celui de More, un temps shakespearien*.  C’est dire… Et aussi, celles d’une tradition intellectuelle allant de Platon à Saint-Augustin.

* More écrivit l’Histoire de Richard III,  qui “inspirera” Shakespeare.

De quelques idées à mâchouiller comme support au rêve.

« LES MAGISTRATS.- « Chaque groupe de trente familles, tous les ans, fait élection d’un magistrat, qu’ils appellent, dans la langue primitive, Syphogrante, et Phylarque, dans la langue moderne. À la tête de dix Syphograntes et de leurs familles est placé un magistrat nommé autrefois Tranibore, aujourd’hui, Protophylarque. Enfin tous les Syphograntes, au nombre de deux cents, après avoir fait serment de choisir le candidat  qu’ils estiment le plus capable de servir l’intérêt public, élisent, au suffrage secret, comme «Gouverneur»  I’un des quatre citoyens présentés par le peuple. Chaque quart ou quartier de la ville, en effet, désigne un candidat qui est proposé au choix du Sénat. Le principat est conféré pour la vie entière, sauf si le Gouverneur, soupçonné d’aspirer à la tyrannie, est destitué. Les Tranibores sont soumis chaque année à la réélection mais on ne les remplace pas sans de sérieuses raisons. Les autres fonctions publiques sont conférées pour un an. Tous les trois jours, et même plus souvent, si les circonstances l’exigent, les Tranibores se réunissent en conseil sous la présidence du Gouverneur. Ils délibèrent des affaires publiques et règlent, sans tarder, les rares conflits qui pourraient s’élever entre particuliers. Ils invitent toujours aux délibérations du Sénat deux Syphograntes qui changent à chaque séance. La loi prévoit qu’aucune motion d’intérêt public ne peut être ratifiée si elle n’a pas été discutée au Sénat trois jours plus tôt. (*) Prendre des décisions concernant les affaires d’intérêt public ailleurs qu’au Sénat, ou hors des assemblées du peuple, est considéré comme un crime capital. D’après les Utopiens, ces lois ont été instituées pour qu’il ne soit pas facile au Gouverneur et aux Tranibores de conspirer, d’opprimer le peuple par la tyrannie et de changer la forme de gouvernement. C’est pourquoi, toutes les délibérations importantes sont communiquées aux assemblées des Syphograntes qui, après les avoir exposées aux familles dont ils sont les représentants, en débattent d’abord entre eux avant de rendre leur avis au Sénat.»

More qui s’amusait à la fois de jeux signifiants sur les noms et de petits commentaires dans les marges du discours d’Hythlodée, note en marge du paragraphe (*) :« Fasse le ciel qu’on agisse ainsi de nos jours dans nos conseils! C’est ce que voulait dire l’ancien proverbe « a nuit porte conseil ». Tout est pensé dans l’Utopie  pour éviter le secret au service d’intérêts particuliers et pour engager à la fois la liberté et la responsabilité de tous, l’élection étant considérée comme le meilleur moyen d’y parvenir. Une exigence éthique sans modèles empiriques possibles. Non sans ressemblance avec l’horizon de la blague soviétique :

« Un membre du Parti, se voulant rassurant, affirme devant des paysans que le socialisme est  à l’horizon.  Ne connaissant pas le mot, ces paysans en cherchèrent la définition dans L’Encyclopédie sovietica. Ils lurent : l’horizon est une ligne qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en  rapproche.»

Ils ont été  nombreux à dire que l’URSS  était  une “utopie réalisée”! Même la Bibliothèque Nationale prolonge aujourd’hui ce discours. Il est vrai que l’exposition a été pensée en Amérique, où l’Utopie de Thomas More a été associée à Mein Kampf par un bipède qui n’avait lu ni l’une ni l’autre, le nazisme servant à tout et n’importe quoi pour hyperboliser un argument. Du révisionnisme masquée.

Les ouvrages exposés méritaient le déplacement. Des merveilles. L’édition originale de L’Utopie* de More ressemblait aux livres d’étrenne que l’on distribuait, de mon temps, aux bons élèves.


« L’Utopie est d’abord le refus des conditions présentes, le refus de reconnaître les réalités comme les seules possibles, c’est donc le désir de l’impossible. Et si on n’exige pas ou ne veut pas l’impossible, le champ du possible devient toujours plus petit.

« Utopie ist ja zunächst nichts weiter als die Weigerung, die gegebenen Bedingungen, die Realitäten als die einzig möglichen anzuerkennen, ist also der Drang nach dem Unmöglichen. Und wenn man das Unmögliche nicht verlangt oder will, wird der Bereich des Möglichen immer kleiner.» Heiner Müller.

[Cité par Jan-Christoph Hauschild, HEINER MÜLLER oder Das Prinzip Zweifel, Eine Biographie Aufbau-Verlag, Berlin, 2001, p.7.]

Vendredi 31 mars 2000

Claude Lefort, Soljénitsyne

En cherchant un ouvrage dans ma bibliothèque, je fais tomber  Un homme en trop, de Claude Lefort. Je feuillette ou je relis toujours un bouquin qui tombe, j’honore sa manière de se rappeler à mon bon souvenir.  Je me souviens de Giorgio Strehler qui disait avoir  — durant vingt ans  —  songé   à mettre en scène le Roi Lear, sans oser s’y risquer. Et de temps à autre, obstinément, le texte tombait se rappelant à lui. Un jour, il s’attela à la tâche.

Intéressant de relire ces Réflexions sur « l’Archipel du Goulag »  après le passage par le nazisme. Je l’avais lu lors de sa parution, en 1976, à un moment où à gauche, on trouvait Soljénitsyne, trop anticommuniste parce que trop chrétien. Dévot. Margarete Buber-Naumann disait aussi à quel point oser parler des camps soviétiques aux communistes internées, étaient dangereux.  “Trotskiste” qu’elle  était.   « La peur du vrai »  est  une maladie très commune. Et pas seulement chez les communistes.

Lefort commence par rappeler les positions d’intellectuels de gauche sur la question des camps de travail forcé en URSS dans les années 50. Quelques formules pour cerner les enjeux du travail  de  l’écrivain : vouloir  penser ce  qui  prive de  penser (l’horreur des camps) ; la passion de comprendre qui fait de l’Archipel du Goulag un essai d’investigation littéraire et donc plus qu’un récit, un document historique. L’écriture de Lefort est  elle-même  travaillée  par  l’émotion  qui  traverse  l’Archipel du  Goulag.

Une poétique de l’écriture s’y dessine :

« C’est une investigation indéfinie, sans limite, s’engendrant d’une condition privée de sens; c’est pourquoi elle est littéraire. Elle est immédiatement liée à l’exigence de parler pour vivre et de vivre pour parler, et ne peut que le demeurer. Impossible, dès lors, que le mouvement de la connaissance se défasse de la conquête d’une parole qui nomme les choses et les autres, se défasse de la tâche d’expression : ainsi seulement l’œuvre est dans l’élément de la vérité.» (p. 24)

ou encore au sujet d’Une journée dans la vie d’Ivan Dénissovitch :

« une œuvre de pensée dans laquelle le désir de savoir se donne libre carrière sans passer par le détour de la fiction, quoiqu’elle demeure nécessairement littéraire en tant qu’investigation.»  (p. 36)

Découvrir par l’écriture « la logique du totalitarisme »  pour Soljénitsyne. Continuer à penser  — à travers une autre écriture  —  le phénomène totalitaire pour Lefort.

*

J’aime sa définition du libertaire, au sens russe de contradicteur public :

« Mais, au fait, il y a un mot qui résonne plus familièrement à nos oreilles et qui a l’avantage de s’inscrire dans une tradition (mais n’est-ce pas aussi un inconvénient ?) : libertaire.

Libertaire ? Il y en a parmi mes lecteurs, j’en suis sûr, qui trouveront la définition inconvenante (je ne parle pas des «orthodoxes», néo-staliniens ou trotskystes ; elle risque de ne pas leur déplaire, puisqu’ils haïssent le type du libertaire). Quoi, diront-ils, Soljénitsyne respecte la Loi, la Famille, la Tradition, il aime la Terre et il croit en DIEU (!), comment le nommer libertaire? Mais je réponds à ces lecteurs qu’ils se trompent : l’attitude libertaire n’implique ni n’exclut a priori aucune croyance, sinon précisément cette croyance qui requiert adhésion à l’ordre établi, soumission à l’autorité de fait, confusion entre l’idée de la loi (si elle fait défaut, alors ce n’est plus d’un libertaire, mais d’un truand qu’il s’agit) et les lois empiriques qui prétendent l’incarner. L’attitude libertaire échappe aux catégories de l’idéologie, et moins encore peut-elle se codifier en une doctrine. Quant aux hommes qu’on peut dire tels, ils sont, comme tout le monde, déterminés par les conditions historiques, sociales, culturelles, ils traînent après eux des préjugés ou des fantasmes. Mais cette détermination est secondaire. Qu’ils invoquent un passé ou un avenir idéalisés et illusoires, dans le présent ils ont un flair quasi animal pour sentir les appâts de la servitude, ils voient, ils parlent quand les autres ferment les yeux, se taisent. Rebelles de nature, comme on les nomme, ils n’ont pas peur de dire: je, publiquement, sachant d’un savoir qui ne s’embarrasse pas de justifications, que ce n’est pas leur petit ego qui s’exhibe, mais la vérité qui fait vibrer leur voix. Or Soljénitsyne est de cette espèce. » (p. 35-36)

Lefort y insiste, Soljénitsyne parlait du point de vue du dominé, du trimeur. Celui-là même pour qui ON était censé avoir fait  la Révolution.



AVRIL 2000


Mercredi 5 avril 2000

Amnesty International :
Arabie saoudite, et les oies de Toulouse à bavette du Gers

Installée dans mon fauteuil, je lis les journaux, tandis que la Cinq  continue de diffuser ses programmes, en bruit de fond, ma commande a encore disparu sous une pile de journaux à lire, et je n’ai pas  envie  de  me lever  pour  éteindre. Je commence à  lire  La Chronique d’Amnesty international, tandis que la Cinq commence à diffuser un documentaire  sur un paysan du Gers.  De temps à autre, j’arrête de lire l’article sur l’Arabie Saoudite, royaume de la « torture institutionnalisé »*, je jette un coup d’œil sur l’écran. Le visage du  paysan du Gers m’accroche, j’écoute : il parle de ses oies de Toulouse à bavette  qui meurent de vieillesse dans sa cours de ferme. Une espèce non sélectionnée par les  fabricants industriels  de foie  gras et  donc en  voie de  disparition. De temps à autre, il en mange une, avec des amis. Je lorgne avec concupiscence sur les morceaux servis, le foie gras poché, dans une sauce à base d’œufs de caille (je crois),  serait plus savoureux que le foie gras poêlé.


*Titre d’un article de  Libération du 30 mars 2000, rendant compte de la Chronique d’Amnesty.

Je vais,  je viens,  entre l’écran et le journal d’Amnesty.  C’est apaisant d’écouter cette voix calme, enracinée, généreuse, c’est grâce à elle que j’ai pu continuer à lire les articles sur l’Arabie Saoudite, cette grande amie de l’Amérique  qui pratique des formes d’esclavage, très moderne, 7 millions d’immigrés avec un seul droit, celui d’être serf. Un étrange sentiment naît de ce  va-et-vient  entre  deux extrêmes du monde moderne. D’un côté, ce paysan collectionneur de plantes et de volatile en voie de disparition. Une sorte de conservatoire privé. De l’autre, la violence du monde des puissants, avec l’aval des démocraties consommatrices de pétrole.

Je lis :

« Dès son arrivée, le travailleur immigré se voit confisquer son passeport par son sponsor. Privé de ce document, l’expatrié devient alors complètement dépendant de cet encombrant tuteur et ne pourra plus quitter le territoire saoudien sans accord de celui-ci. Cette confiscation par une personne privée d’un passeport, document officiel s’il en est, viole le droit international. Et pourtant aucun gouvernement étranger ne proteste.

fish and chips

« Par ailleurs, le sponsorat est devenu pour certains Saoudiens une source de revenus, principale pour les moins pourvus, accessoire pour les plus riches. Ces « commerçants »  qui, acoquinés avec des courtiers « marrons », s’approvisionnent sur les marchés du Sud-Est asiatique disposent ainsi d’« écuries » constituant, du fait de la dîme prélevée chaque mois, une manne intéressante. Qui n’a vu, dans les aéroports de Riyad ou de Jeddah, ces filles de ressortissants philippins, sri lankais ou indiens, attendre patiemment que leurs sponsors saoudiens viennent les chercher? En signe de reconnaissance, ils portent sur la poitrine une affichette ou tiennent à la main une ardoise avec le numéro de leur sponsor. Rudoyés par les policiers et les douaniers, ils découvrent souvent trop tard que l’Arabie Saoudite n’est pas le pays de cocagne dont on leur avait parlé. Beaucoup de contrats établis en conformité avec la législation du pays d’origine de l’expatrié, notamment en matière de salaire, sont, à l’arrivée, mis d’autorité aux normes saoudiennes, avec une baisse substantielle des rémunérations. Une ambassade asiatique qui s’était pourvue devant la justice s’est vue répondre qu’en Arabie le droit local prévalait sur la législation étrangère. Point barre.»  (La suite dans La  Chronique d’avril 2000).

Il faudra bien que l’Histoire, un jour,  règle ses comptes avec notre cynisme de nantis démocratiques.  Quel en sera le prix?

J’envoie en pensée mille baisers-papillons à ce paysan du Gers qui, avec quelques autres, permet de ne pas désespérer  de l’espèce sapiens. L’émission a pour titre Terroirs et cours de ferme. Précieux ces porteurs d’une autre attitude en face de la vie, en ces temps que je trouve bien sombres.

Lundi 17 avril 2000

Roberto Calasso et Charles Malamoud

Suis allée à l’Institut culturel italien, sur invitation de Monique C. qui a pensé que le sujet, le mythe, m’intéresserait. Roberto Calasso présentait son ouvrage “Ka”. Un beau moment sur les sommets de la pensée littéraire. Charles Malamoud tisse avec simplicité et rigueur un fil d’Ariane pour nous inviter à entrer dans un livre déconcertant, un recommencement de récits appartenant à la tradition indienne. Livre savant, mais aussi livre comme travail d’écriture, un texte qui germe d’autres textes, interroge par l’écriture des récits qui appartiennent à une autre tradition. Malamoud  achève son propos sur un récit à méditer.

Deux Puissances divines se rencontrent : Parole et Sacrifice. Ils s’éprennent l’un de l’autre, s’étreignent. L’étreinte fusionnelle est si parfaite qu’elle inquiète Indra, le champion des Dieux. Craignant la naissance d’un être trop puissant qui rendrait les Dieux inutiles, il se livre à un viol. Indra se transforme en embryon pour occuper la matrice de Parole. À sa naissance, il emporte cette matrice. «Il l’arrache» a dit Malamoud.  Réenfanté par Parole, Indra, le défenseur des Dieux,  réaffirme sa puissance, les Dieux, le monde, ce dont on parle, n’ayant de force que portés, recommencés indéfiniment par la parole.

Un “récit-concept” comme il en existe dans toutes les traditions culturelles. Un récit pour dire que les  Dieux sont des effets de langage.  Je bois du petit-lait. C’est ce à quoi, j’ai abouti après 15 ans de travail sur les récits “extra-ordinaires” du monde. La traversée pourtant rapide de récits indiens m’avaient laissé entrevoir une  Inde qui  avait peu de  rapport avec celle de bigots occidentaux adorateurs de Dieux indiens. Je suis heureuse de la retrouver, cette Inde, peu respectueuse de ses Dieux, offerte par des connaisseurs qui, eux, ne se contentent par de traverser, mais passent et repassent par cette tradition et la méditent. «  L’expérimentation la plus audacieuse de la pensée humaine », dit Calasso. Les superlatifs manquent toujours le but qui leur est assigné. S’en méfier.La notion d’origine, le Big bang  divin si cher aux Occidentaux est étrangère à la pensée indienne. Pas de commencement absolu. Les commencements sont toujours des reprises, à partir d’un  “reste”.  Une pensée donc toujours tendue entre « la nécessité des continuités et la nécessité de ménager des décalages entre les événements, des différences », disait Malamoud en introduction.

Moralité : se fier à ses intuitions. L’intuition comme  voie possible d’exploration. Une voie qui autorise à aller contre des pensées si hégémoniques  qu’elles en deviennent Mur berlinois. Il faut creuser dessous pour les contourner et s’échapper.Je relirai du Malamoud et je lirai “ Ka”. Un titre qui signifie Qui ? Un interrogatif. Une question qui n’a de réponse que dans sa propre répétition. Nom secret de Prajapati,  « Géniteur », « Seigneur des Créatures ». Qui ?

Jeudi 20 avril 2000

À proximité du Pont Mirabeau, subitement, un souvenir affleure, il y a exactement trente ans, Paul Celan  sautait dans la Seine du Pont Mirabeau pour en finir. J’avais retenu la date par un jeu d’associations : 13, date de mon anniversaire  + 7  = 20…

Celan traducteur d’Apollinaire. Un nœud de “coïncidences” qui font parabole : un poète saute d’un pont qu’un autre poète a transmué en poème de solitude,  de mort…

Qu’est-ce qui pousse un être à vouloir en finir avec sa vie? On parle, généralement, pour ceux/celles qui passent à l’acte, d’état dépressif, de mal-être. Je pense au contraire qu’il faut une extrême lucidité et une grande  forme physique  pour maîtriser un tel acte : décider de sauter d’un pont pour se  noyer. Quand on sait nager, ce qui était le cas de Celan, il faut encore se laisser couler, maîtriser l’instinct de survie.

Je me souviens d’un artiste brésilien, exilé,  rencontré deux heures avant son suicide, devant la librairie-galerie  Soleil dans la tête (Rue de Vaugirard) que nous fréquentions, nous avions bavardé dans la rue, je lui disais que j’avais vu une pièce en terre cuite que j’aurais aimé acheter, à crédit. Il portait une belle chemise blanche, neuve achetée la veille, son pas était celui d’un homme pressé. Le soir, j’appris qu’il s’était jeté du rocher de Vincennes, deux heures après cette rencontre. Rien ne disait qu’il était décidé d’en finir, et pourtant, ce jour-là, à l’heure  de la rencontre dans la rue, il avait un rendez-vous avec la mort, que j’ai seulement retardé de quelques minutes.

Ceux/celles, qui sont décidés à en finir, ne se ratent jamais. Leur suicide n’est pas un appel, mais un acte réfléchi, une décision dont la maturation est arrivée à terme. Qu’est-ce qui se noue dans une telle décision ? Qu’est-ce qui s‘est noué dans la décision de Paul Celan ?

 

MAI 2000


Retour sur le nazisme

ou la quête du sujet cynique se continue

J’ai reçu les ouvrages commandés, l’un a pour objet la  Guerre d’extermination, Crimes de la Wehrmacht, 1941-1944*, paru en 1995, le second en deux tomes, a pour objet les camps de concentration. Die nationalsozialistischen Konzentrationslager ** paru en 1998. Deux énormes pavés, 1200 pages. De quoi faire. J’abandonne l’Algérie et la mise en forme de mes « souvenirs de guerre », pour revenir au nazisme.


* VERNICHTUNGSKRIEG : VERBRECHEN DER WEHRMACHT 194l bis 1944, Hrsg. von Hannes Heer und Klaus Naumann. – I. Auflage – Hamburg: Hamburger Ed., 1995, Heer, Hannes [Hrsg.]

** Die nationalsozialistischen Konzentrationslager – Entwicklung und Struktur, Band I, Band II. Hrsg.von Ulrich Herbert, Karin Orth und Christoph Diechmann, Wallstein Verlag, 1998.


Je commence par la Guerre d’extermination, qui s’ouvre sur  des photographies, les  unes  nouvelles,  les  autres  connues,  déjà  vues  dans  le  recueil  de  documents  Gott mit uns, dont j’ai parlé en novembre 1999. Replacés dans leur cadre historique, les documents évoqués acquièrent une autre dimension et apportent quelques réponses aux questions que je me  posais. L’article  qui ouvre le chapitre premier,  Crimes, I. – Verbrechen I., a pour titre : « Tu viens tirer du Juif ?  L’extermination des Juifs en Serbie – «Gehst mit Juden erschiessen?», Die Vernichtung der Juden in Serbien.  Comme dans la Comédie humaine, je me suis  retrouvée nez à nez avec certains  personnages. L’auteur, Walter Manoschek, produit deux rapports, dont celui du lieutenant Walther, traduit et analysé en novembre 1999.  Je l’avais déjà rencontré dans l’ouvrage de Raul Hilberg, mais  pris dans la chaîne bureaucratique des massacres,  il était resté un nom parmi d’autres. C’est l’analyse de son rapport et l’emploi du verbe aussuchen, rencontré et analysé dans un texte de Brecht, qui lui ont donné un visage. Car les tueurs  — aussi  — ont des visages. Il importe  que les tueurs aient des visages.


« Nous n’avions pas le droit de regarder en face  les SS, mais quand l’un d’entre eux s’acharnait sur une malheureuse à côté de nous, impossible d’éviter la vision de leur affreuse jouissance.»

Geneviève de Gaulle Anthonioz, La Traversée de la nuit, Seuil, p. 24.

La Serbie, comme on sait,  fut le second pays de l’Est, à avoir été épuré de ces Juifs. En avril 1941, 17 000  Juifs  vivaient en  Serbie. Un  an  plus tard, la Serbie était  « judenfrei ». Pas de « phase de ghettoïsation »  comme en Pologne, mais un modèle nouveau d’extermination. Le général Ludwig von Schröder commence par chasser Juifs et Tsiganes de leur profession, par les déposséder de leurs biens et par les soumettre au travail forcé.

En juin 1941, la Wehrmacht attaque l’URSS, se déchaîne alors en Serbie, une répression politique sauvage, les communistes sont arrêtés. À la fin de l’été 1941, ce sont  les Juifs de sexe masculin  qui sont raflés et internés dans deux camps de création récente, l’un à Belgrade, l’autre à Sabac. Quand la guerre des partisans se développe, Juifs et communistes servent de “réservoir d’otages” – Geiselreservoir. L’extermination systématique des Juifs ira s’intensifiant.

Les autorités occupantes établissent un lien d’interdépendance entre deux ordres de faits indépendants : la lutte contre la résistance des Serbes (communistes ou  pas) et l’extermination des Juifs. Une manière de justification. Les frontières s’effaçant, entre ce qui relève de la guerre proprement dite et  ce qui relève de l’extermination programmée des Juifs, c’est la Wehrmacht et non la seule Gestapo, qui se chargera des liquidations.  Walter Manoschek souligne la coopération de toutes les instances occupantes : administration militaire, ambassade, police, groupes d’intervention. La Wehrmacht est impliquée dans les différentes étapes de l’extermination. Les soldats deviennent donc l’objet d’un intense travail psychologique. C’est précisément ce travail de manipulation psychique qui donne sens aux notations “psychologiques” du rapport-Walther, sur lesquelles je m’interrogeais. (Perdre ou ne pas perdre ses nerfs).

Le lieutenant Walther qui observait les soldats-tueurs, avait des raisons de s’inquiéter d’éventuelles inhibitions psychiques, qui préparait,  dit l’historien, la mort de 600 personnes pour les nuits suivantes.

Le lieutenant Walther sera promu Commandant. En 1962, lors de son instruction préliminaire au tribunal de Constance,  cet officier de la Wehrmacht assumera son passé, considérant  les exécutions comme légitimes, étant donné les pertes infligées à l’armée par les partisans. De l’auto-défense en quelque sorte.  L’instruction préliminaire fut suspendue.

Le blanchiment : une spécialité du XXe siècle.

*

L’indétermination sémantique comme masquage

La confusion juif/partisan continue donc de fonctionner. Une confusion-camouflage faite avec des mots dont l’interchangeabilité est devenue un automatisme langagier. De l’ordre de l’évidence. Mais, un partisan se met en danger volontairement, qu’il puisse être  exécuté, fait partie des prises de risque, tandis qu’un Juif  est mis en danger en tant que Juif, réduit à l’état de pur objet.  Des plans différents ont été superposés dans les discours justificatifs de la Wehrmacht et autres instances qui sont partie prenante dans l’extermination.

Le jugement de Coblence est un bel exemple des effets idéologiques de la mise en forme discursive d’une réalité déformée, c’est-à-dire d’une falsification,  dont il importe à la fois de souligner l’efficacité historique  et de dénoncer l’indétermination sémantique qui, après avoir  servi à donner forme à d’obscurs désirs de meurtre, rendant possible le passage à l’acte en toute légalité, continue d’imposer une vision des choses. Et la Justice pouvait continuer à blanchir des tueurs. Il faudra attendre les années 80, pour qu’on s’interroge sur les mains tachés de sang de juges en fonction.

Cette efficacité discursive est une question centrale en Histoire.

*

Et pourtant! L’élaboration discursive  d’un rapport peut trahir l’implication subjective des acteurs-tueurs.

« Tu viens tirer du juif ? », s’entendait dire un permissionnaire de retour.  De fait, les lieutenants  Liepe, Walther dont j’ai analysé les rapports, et leurs soldats, étaient dans leur immense majorité, des volontaires, certains mêmes  décrivaient les exécutions  dans des lettres à leur famille, photos à l’appui, avec un certain enthousiasme vengeur, au point que  le haut commandement interviendra  au nom du secret militaire. Non pas des agents simples transmetteurs d’ordre, mais des acteurs qui participent activement — subjectivement —  aux meurtres.


Pour faire une pause, je reviens aux Dialogues d’exilés et à Me-Ti de Brecht. Une manière de laver sa cervelle.

SUR LE CAMOUFLAGE DES CRIMES D’ÉTAT

Les crimes effroyables des gouvernants prennent, dès que ceux-ci rentrent dans la vie de tous les jours, un air d’insignifiance et de banalité. L’appareil gouvernemental, en dehors de ses crimes, s’acquitte de toutes les autres tâches nécessaires et urgentes, en d’autres termes il s’est également réservé le privilège de faire ce qui est utile. Au surplus, comme il apparaît vers le soir, quand il a cessé de fonctionner, il se compose d’êtres humains. Nous avons parmi eux des membres de notre famille, des parents par alliance, des amis. Le juge lave ses mains sanglantes au milieu de tous les autres qui, le soir, se lavent les mains pour effacer les traces du travail. Il les lave au même robinet. […] (Me-Ti, L’Arche, dans la traduction de Bernard Lortholary, p. 105)

SUR LA PRODUCTIVITÉ DES INDIVIDUS

La division du travail, telle qu’elle règne chez nous, fait de la production un système qui freine la productivité. Les hommes ne se réservent plus rien. Ils se laissent poinçonner. Le temps est utilisé jusqu’au bout, pas une minute ne reste pour l’imprévu. On exige beaucoup. Quant à ce qu’on n’exige pas, on le combat. Ainsi les hommes n’ont plus rien en eux d’indéterminé, de fécond, rien dont on ne puisse se rendre maître. On fait d’eux des êtres bien définis, aux contours fortement tracés, des êtres à qui on peut se fier, afin de pouvoir les dominer. (idem, p. 111).

De petites lumières en mots.


Lundi 8 mai 2000

Je me souviens, j’étais à l’école. On a subitement entendu du bruit dans la cour de récréation, les grands qui avaient été prévenus les premiers, criaient, la guerre est finie, on a congé. Trop jeune pour apprécier la fin de la guerre, le mot congé en revanche me donna des ailes. On s’est précipité  dans la cours, deux maîtresses  pleuraient. Les grands  racontaient  à voix basse qu’elles étaient juives et écoutaient Londres.

Un souvenir léger comme un nuage.

Mardi 9 mai 2000

J’ai donné à lire, non sans hésitation, les analyses des rapports militaires de deux tueurs par balles (les lieutenants Walther et Liepe), à une amie Naomi Shepherd-Laish qui avait travaillé elle-même sur le nazisme pour son livre sur Wilfrid Israël*. Après avoir lu ces analyses, elle me raconta  le cauchemar suivant : Enfermée dans un camp avec d’autres Juifs, un camp dont on pouvait sortir (dit-elle en insistant), elle était seule à savoir ce qui  allait se passer  et comment on allait les assassiner, les autres étaient calmes. Gefaßt, disait  le lieutenant Hans-Dietrich Walther.


* Wilfrid Israël avait tenté de négocier la sortie de Juifs/Allemands contre du matériel auprès des Anglais. Il échoua. Le livre n’a pas été traduit en français et c’est dommage.


Deux jours plus tard, nous discutons de l’analyse. Elle avait cette expression que je connais, chaque fois  qu’il  est  question des Juifs de l’Extermination. Anglaise, elle «n‘avait connu que» le Blitz à Londres. Le visage habituellement très mobile est grave, presque figé, elle le détourne souvent de peur qu’on entrevoie les yeux qui se mouillent. Elle parle de profil. Elle souhaiterait que je souligne la tension, qui surgit de ces deux rapports, entre l’horreur de ce qui est rapporté et l’insistance à répéter qu’il n’y avait rien de particulier à signaler.  — Une manière de nier ce à quoi ils ont participé ?  — Parce que le travail est proprement fait, comme il se doit  pour d’honnêtes officiers, sans sadisme? se demande-t-elle, à voix haute. Le
proprement fait étant le signe qu’ils avaient gardé leur humanité ! Elle fait allusion à un propos tenu par un responsable nazi dont elle a oublié le nom qui disait en substance qu’il était fier que ses hommes aient  — malgré tout  — gardé leur humanité…  Himmler. Elle revient sur le mot befriedigt (satisfait), employé par le lieutenant Liepe pour dire l’état d’âme des soldats après les exécutions. L’expression du visage, tandis qu’elle parle, n’est pas définissable.

J’écoute en silence. J’aurais pu dire qu’ils «mentaient». Mais les preuves du « mensonge » ou du non-dit, du tu (si l’on préfère) sont si effroyables que je préfère me taire.

L’analyse lui paraît remarquable, elle tient debout toute seule, elle veut la traduire, il faut la publier sans attendre de trouver un  éditeur pour le reste. Car pour moi, à l’époque, tout se tenait, Mémoires croisées étaient un tout, une indivision. Donc impubliable.

Quand je dis que, peut-être, je n’ai fait tout cela que pour essayer d’y voir un peu plus clair, pour moi, et que dans l’état actuel des choses, je me demande si ça peut servir à quelque chose, à d’autres, elle proteste avec véhémence :  — Je ne veux pas que ça reste dans les tiroirs du 85… Pour me pousser, elle se propose de faire un article pour signaler l’existence de cette analyse dans le Herald Tribune. Elle sait que je ne suis pas très douée pour la recherche d’un éditeur. (Handicapée, serait plus juste).

*

Ce soir-là, un soir de printemps, aéré et serein,  après cet échange,  je lis très tard du René Char. Une charge d’affects bloqués trouve à se frayer un passage sur des pages où se dit une certaine humanité. Je pleure sur trois pages de  RECHERCHE DE LA BASE ET DU SOMMET, publiées en 1955. Après le maquis.

« Ceux qui pensent que l’exagération et l’outrance sont toujours de rigueur dans les comptes rendus de la vie politique des peuples ont, durant onze années, haussé les épaules quand on leur affirmait que dans le plus grand quartier de l’Europe (l’Allemagne) on s’occupait à dresser, on installait dans sa fonction un formidable abattoir humain tel que l’imagination biblique se serait montrée incapable de le concevoir pour y loger ses impérissables démons et leurs lamentables victimes. La réalité est la moins saisissable des vérités. Une sorte de vertu originelle pèse à ce point sur nous que nous accordons à l’instinct que le délire a consacré sous le nom de cruauté le bénéfice de la faute et, partant, du remords. Le bourreau ne sera qu’un météore. Rares seront ceux qui l’apercevront. À la main du diable, préventivement, nous opposerons les deux doigts de Dieu… Mais LÀ-BAS ?

Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. L’infaillible nouvelle nature d’une race de monstres a pris sa place parmi les mortels. Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens. Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible.

Dominique Corticchiato est né à Paris, le 13 janvier 1925. Toute son adolescence n’est qu’une moisson continue de lauriers. Discrètement ce jeune homme, cet enfant, va atteindre l’âge d’homme avec déjà autour de lui cette fugue de lumière propre à ceux dont la mission — qui prête à sourire — est d’ « indiquer le chemin ». Il ose ce qu’il veut, il sent ce qu’il doit faire.

À dix-neuf ans, il agit. Il habite Paris, où le risque est le même au soleil que dans l’ombre. Dominique Corticchiato, qui a traduit le Château d’Otrante de Walpole, qui a écrit, en anglais, un texte étonnant : la Littérature terrifiante en Angleterre, de Horace Waliole à Ann Radcliffe, se détourne de la réussite littéraire et fixe les yeux de l’occupant auquel il va porter tous ses coups. Il adhère au réseau « Marco-Polo » et dès lors son destin est tracé. Son intelligence, son audace, son intuition militaire le font distinguer. Le 2 mai 1944, il est arrêté. Son père José Corti, et son admirable mère ne pourront désormais que tendre leurs mains vers la nuit où leur fils est enfermé. Fresnes, du 2 mai au 15 août 1944. Puis Buchenwald, Ellrich… Le dernier train de déportés parti de France a emporté dans ses wagons l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué… » (1955, p. 61-62).

*


Je me souviens du vieux monsieur dans sa librairie. Qui un jour me rabroua parce que j’usai d’un néologisme courant à l’époque. — Pas vous quand même! Il attachait du prix au langage. La négligence est au commencement de la barbarie. Je rapportai à mes amis du Soleil dans la tête, à proximité, 10 rue de Vaugirard, cette correction langagière et surtout le ton sévère qui m’avait vexée. Il avait  perdu un fils, tué par les Allemands. La barbarie, il connaît, m’avait dit madame  Lévêque, en guise d’explication. J’ai alors compris pourquoi il avait tenu à connaître les raisons de mes études de germaniste. Il m’avait regardée attentivement, tandis que j’en donnais les raisons :

— Je voulais faire de l’Histoire, mais je n’avais pas fait de latin, et donc on refusa mon inscription. Bonne élève en allemand, par amour d’une prof, j’ai donc fait une licence d’allemand.

— Pourquoi pas l’italien ?

— C’eût été trop facile ! (trop long à expliquer).

— En fait, au départ, je voulais faire médecine, mais  les études  étaient  jugées trop longues par mes parents.

— Vous regrettez ?

— Non ! Je ne regrette jamais rien ! avais-je répondu avec ce ton péremptoire de la jeunesse, et  j’aime la littérature !

Il fit silence,  me tendit la main quand je sortis. La poignée de main était ferme.

J’ai toujours été émue par les deux silhouettes, qui faisaient couple et avançaient lentement, rue de Médicis, voûtées par le poids d’une peine inapaisable.

Le temps nazi  a favorisé, par son allaitement très spécial,  le développement de différents types de canaille. Dans toutes les couches sociales. La palette est large qui va  de la  canaille-pouvoir, avides de jouissances, rapaces, accumulant les richesses, (les sommes d’argent thésaurisées par les dignitaires nazis sont impressionnantes), à la canaille issue des couches sociales les moins favorisées qui peuvent, dans le cadre de la Loi, lâcher leurs instincts enragés. En passant par la canaille aux mains gantées de fer ou de velours maîtrisant leurs vils instincts, tuant proprement avec des lois ou des armes, sans sadisme. Apparent. Canailles liées comme les doigts d’une main et qui toutes franchissent en se jouant les «barrages dressés par la société contre elles».

Non seulement, il n’est  pas possible de les dissocier,  mais il est même indécent de le faire. La canaille-populace ne peut déchaîner les chiens de ses rancœurs sociales, que parce que les canailles gantées de velours ou de fer sont au pouvoir ou participent de ce pouvoir, directement, indirectement.

Et ce n’est pas le ton révolté de quelques-uns, choqués non pas par l’Aktion en soi, mais par la manière de l’exécuter, qui peut donner le change.  Tel le  Commissaire de Slazk (Biélorussie),  D.i Heinrich Carl qui, le  30 octobre 1941, dénonça au Commissaire général de  Minsk les exactions sadiques dont les Juifs étaient victimes. Il ne protestait pas contre l’extermination des Juifs en soi, mais contre le non respect des engagements pris,  par  les unités participant à l’Aktion. Tuer proprement. Comme Liepe. Walther et quelques autres. N’éliminer que la sélection qu’il avait faite, car le commissaire désirait garder les artisans-juifs. Par humanité?  Il insistait sur la brutalité sadique de la police politique allemande et des collaborateurs lituaniens qu’ils appellent “partisans”, non seulement à l’encontre  des Juifs, mais aussi des Biélorusses, les uns et les autres étaient «travaillés (!) à coups de matraque de caoutchouc et de crosse –  mit Gummiknüppeln und Gewehrkolben bearbeitet (!)». Il tentera même de s’interposer, revolver au point. «Il ne pouvait plus être question d’une action-juive – Von einer Judenaktion konnte schon keine Rede mehr sein*», écrivait-il dans son rapport secret. Judenaktion, oui, mais sans sadisme.


* IMT, T. XXVII p. 4 – 8 [Tribunal international de Nüremberg, 42 Tomes.]

À ces reproches de cruautés multiformes qui reviennent dans certains rapports, Hans Frank, gouverneur général de Pologne, répondait le 16 décembre 1941:

« La pitié, nous l’aurons par principe et uniquement pour le peuple allemand, et pour personne d’autre dans le monde. […] Ils doivent disparaître – Mitleid wollen wir grundsätzlich nur mit dem deutschen Volk haben, sonst niemandem auf der Welt. […] Sie müssen weg.»

La solution favorable – günstige Lösung étant les déportations à l’Est. Abschieben – abgeschoben, ce verbe et son participe, si souvent rencontrés, qui dit le mépris.  Mais que faire de ces gens déportés à l’Est, se demandait-on à Berlin. «Liquidez-les  vous-mêmes – liquidiert sie selber!». Car, à l’Est aussi, les «Juifs restent des goinfres extraordinairement nuisibles – Die Juden sind auch für uns außergewöhnlich schädliche Fresser*». «Ces 3, 5 millions de Juifs, nous ne pouvons pas les exécuter, nous ne pouvons pas les empoisonner, mais on peut quand même entreprendre des opérations qui conduisent d’une certaine manière au succès de l’extermination – Diese 3, 5 Millionen Juden können wir nicht erschießen, wir können sie nicht vergiften, werden aber trotzdem Eingriffe vornehmen können, die irgendwie zu einem Vernichtungserfolg führen […].»**

* Dans le Dictionnaire de la langue familière-Lexikon der Umgangssprache, Heinz KÜPPER, [Klett, Stuttgart, 1983, commencé dans les années cinquante], il est dit que  Fresser (goinfre) pouvait aussi désigner un adversaire coriace – unversöhnlicher Gegner, en rapport avec la nationalité, la profession, l’appartenance politique, la religion. Il me plairait que cette valeur soit incluse.

** IMT, T. III , p. 599-600

Une phrase étrange qui dit une chose et son contraire. Ni exécuter, ni empoisonner, mais des opérations, voire des interventions au sens chirurgical – Eingriffe, pour assurer le succès de l’extermination.

Mercredi 10 mai 2000

Primo Levi en RDA

Dans la revue allemande de l’ex-RDA. Sinn und Form de mars-avril 2000, je lis un article de  Joachim Meinert, Histoire d’une interdiction – Geschichte eines Verbots, sur la censure qui frappa les ouvrages de Primo Levi en RDA. Malgré l’appui enthousiaste de “sommités” intouchables.

Ni Konrad Wolf, ancien lieutenant de l’armée rouge, fils de l’écrivain Friedrich Wolf, qui avait émigré en URSS, ni Fred Wander, écrivain autrichien, communiste, juif, rescapé des camps de concentration, vivant en RDA, ne parviendront à infléchir la décision des 12 membres du Comité antifasciste qui ont écarté  Si c’est un homme et La Trêve, dangereux pour les citoyens de la RDA, jugés incapables de distance critique, face à certaines affirmations de Primo Levi  ! Constat tristement comique après 30 ans de socialisme. Ils semblent ne plus croire eux-mêmes aux  idéaux qui ont animé leurs combats. Et c’est le plus triste ! Les héros sont fatigués et n’ont même plus  le courage de céder la place à la nouvelle génération.

L’article de Meinert est intéressant de plusieurs points de vue, qui nous apporte des informations à la fois sur le fonctionnement de la censure préventive en RDA, allant de l’auto-censure comme intériorisation de la norme, en ce cas politique, à la censure ouverte, et sur les ruses de Sioux déployées par les lecteurs des maisons d’édition, pour faire aboutir un projet de publication.  Danse sur des œufs – Eiertanz, dit Meinert. Presque drôles, les exemples de variations langagières bureaucratiques qu’il produit, pour tenter de dire sans dire ce qu’on voudrait ne pas avoir à dire et qui génèrent malaise et culpabilité, ces perversions de tous les pouvoirs autoritaires (quelle qu’en soit la forme, religieuse, laïque, communiste, fasciste, apparemment démocratique, etc.).

Mais, c’est le refus de publier Primo Levi en RDA qui me paraît intéressant,  dans la mesure où ce refus explicite les rapports du pouvoir, en ce cas stalinien, à la mémoire.  Rapports faits de méfiance,  qui dit les fondements mêmes de la théorie politique dominante, celle  du primat des appareils sur les individus. Ce qui a pour effet  de mettre à nu une des lois de tout  système autoritaire, à savoir que seuls les détenteurs du pouvoir SAVENT. De l’ordre de la théologie — et non de l’Histoire.  Et la mémoire nécessairement individuée, subjective, porte les germes de contradictions qui fissurent les socles des vérités du pouvoir.

C’est précisément l’individuation qui fait la valeur vibratoire des témoignages. Mais qui dit individué, subjectif, dit aussi regard partiel, voire partial. Et qui se donne pour tel. Nécessairement. Sans pour autant perdre de sa valeur objective.

Ce qui disait Fred Wander qui partageait  un certain savoir sur les camps, dans une belle recension à l’intention des apparatchiks. Visiblement atteint par les deux ouvrages, il soulignait la valeur du témoignage de Levi — auteur de l’aire méditerranéenne —  die persönliche Sicht eines Autors aus dem Mittelmeerraum, les faits sont connus, mais Levi apporte une qualité spécifique – eine ganz spezifische Qualität. Bref, un témoignage auquel  « nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer – Ich behaupte, daß wir es uns gar nicht leisten können, darauf zu verzichten! ». Un document qui aide à penser le nouveau de l’événement – das Neue daran.

Il argumente sur les points qu’il sait sensibles. Ainsi, quand Primo Levi parle négativement des politiques de Buna-Auschwitz, il ne prétend pas dire LA vérité sur LES politiques en général, il parle de ce qu’il a observé à un moment donné dans une situation donnée, et ces observations ont le mérite d’interdire les généralisations positives ou négatives, les premières débouchant sur les mythologies des politiques nécessairement solidaires de tous les détenus, les secondes étant considérées comme des hérésies par les rescapés politiques. Au sujet de ces politiques, Primo Levi dira plus tard, dans une lettre à Meinert, qu’aujourd’hui  on sait  que ce groupe était en majorité composé de Polonais qui n’étaient pas seulement antinazis, mais aussi antisoviétiques et antisémites. “Presque des fascistes”. Il s’agit donc d’une certaine classe de politiques pour qui le Juif est aussi un ennemi. Fred Wander soulignait par ailleurs que l’étiquette “politique” recouvrait des catégories diverses allant de fonctionnaires accusés de vol, aux aryens ayant eu des rapports avec des non-aryennes. Conscient des limites du témoignage, Primo  Levi, n’a cessé de revenir sur ces souvenirs en les confrontant à d’autres mémoires, comprenant, souvent des années après, ce qu’il n’avait pas compris dans le camp. Parce qu’il voit le camp par le petit bout de la lorgnette du témoin direct.

Mais, la mémoire  des  survivants, certes faillible, trouée apporte des nuances qui évitent le dualisme  noir/blanc, simplificateur, et qui sont d’une valeur inestimable pour l’historien pour qui s’ouvre des pistes  de recherche.  Mais, les apparatchiks (et pas seulement staliniens) détenteurs de LA Vérité historique ne peuvent tolérer ces nuances de gris qui viennent ternir la flamboyance  des fresques  qu’il s’efforçaient de produire, à des fins d’instrumentalisation politique. Dans le cas de la RDA, il s’agissait de valoriser la  classe des détenus politiques, communistes orthodoxes en particulier. Et aussi de pérenniser l’image de l’armée rouge conforme à la vision qu’ils en avaient, organisée suivant les modèles teutons sous la férule du grand chef Staline, père de la victoire. Une image pour livres d’écoliers. Si défraîchie en 1980 qu’on ne peut pas, ne pas  s’en étonner.

L’évocation répétée du grand désordre de l’armée soviétique dans la Trêve en particulier, risquait de briser un tabou. Position d’autant plus intenable que les Allemands de l’Est avaient subi l’occupation soviétique, connaissaient sa gabegie, son imprévisibilité. De plus, pour un Italien, le désordre,  non seulement n’est pas une tare, mais il est nécessaire à la vie, lui donne du jeu. Après l’ordre des camps, ce désordre était bienfaisant.

L’évocation du 8 mai 1945  est  à  lui  seul un petit hymne au “désordre” russe, par un Italien  qui en connaît les fondements vitaux, païens :

«[…] toute la Pologne et l’Armée Rouge en entier se déchaînèrent, au paroxysme d’un enthousiasme délirant. L’Union Soviétique est un gigantesque pays qui abrite dans son cœur des ferments gigantesques, entre autres, une faculté homérique de joie et d’abandon, une vitalité primordiale, un talent païen, vierge, pour les manifestations, les réjouissances, les kermesses.

L’atmosphère devint survoltée en quelques heures. Il y avait des Russes partout, sortis comme des fourmis d’une fourmilière: ils s’embrassaient les uns les autres comme s’ils se connaissaient, ils chantaient, ils hurlaient ; bien qu’ils fussent pour la plupart mal assurés sur leurs jambes, ils dansaient entre eux et entraînaient dans leurs embrassades tous ceux qu’ils rencontraient en chemin. Ils tiraient en l’air et pas toujours en l’air : on nous amena à l’infirmerie un jeune soldat encore imberbe, un parasjutist, le corps traversé de part en part, du ventre au dos par un coup de fusil. Le coup, heureusement, n’avait pas atteint d’organes vitaux : le soldat-enfant resta trois jours au lit et accepta les soins avec tranquillité, on nous regardant de ses yeux vierges comme la mer ;  puis, un soir, alors que passait dans la rue un groupe de ses camarades en fête, il bondit hors de ses couvertures, vêtu de pied en cap avec son uniforme et ses bottes et, en bon parachutiste, sous les yeux des autres malades, il se jeta tranquillement de la fenêtre du premier étage dans la rue. Ce qui restait de la discipline militaire s’évanouit tout à fait.» (p.102).

Au-delà des expérience souvent irritantes pour un rescapé qui désire rentrer chez lui et non suivre l’armée rouge, il dit sa sympathie pour ces « bons soldats de l’armée rouge, courageux par discipline intérieure» qui «est plus forte que la discipline mécanique et servile des Allemands»  et qui explique leur victoire. Il sait que l’Après d’une guerre aussi barbare ne pouvait être que traversé de déraison. Primo Levi en décrit avec humour le picaresque, c’est-à-dire l’humain dans toute sa diversité contradictoire. Bref, il fait un travail d’écrivain, respectueux du réel, et non un travail d’idéologue.

L’image du camp aussi les perturbe.  Levi en décrit la structure avec lucidité, hors mythologie. Le camp (comme tous les lieux d’enfermement)  reproduit la structure des sociétés divisées, une structure hiérarchisée avec ses privilégiés, en ce cas des  détenus (Kapos, chef de Baraque), qui faisaient souvent le travail des SS, les criminels étant aussi zélés que les SS dans la sadisme. En bas de l’échelle, différentes catégories de détenus, les Juifs, les  politiques. Pis, à Buna-Monowitz, les SS sont presque invisibles, c’est donc une classe de détenus qui fait régner l’ordre. Si aujourd’hui cette image contrastée est devenue courante, à l’époque du témoignage, 1947, le discours du mythe — comme toujours — occupe la place que les historiens n’ont pas encore investie. Et le mythe dit ce qu’on désire croire : entre autres que  LES  victimes sont solidaires face aux bourreaux. Mais un camp est en soi une micro-société qui  fonctionne comme la société. Cette découverte constitue «un trauma» pour Primo Levi quand il découvre le chacun pour soi dans le camp, où il devra vivre de février 1944 au 27 janvier 1945, jour  de la libération du camp par l’armée soviétique.

Levi n’accuse pas, il analyse les effets d’une structure totalitaire, en ce cas nazie, sur la psyché humaine; il témoigne de la déshumanisation plus ou moins généralisée dans un espace d’enfermement. Déshumanisation portée à son point limite dans un espace limite, mais auquel aucun espace d’enfermement ne peut prétendre échapper. Et qui frappe toutes les classes de détenus, avec ça et là des sapiens qui continuent à respirer à une certaine hauteur. Parce que plus verticalisés ?

Dimanche 20 mai 2000

Chung Kyung-Nam, le disciple

Une journée particulière à marquer d’un petit caillou blanc, ponctuée de coups de téléphone qui font plaisir.

Au bout du fil, la voix du “disciple” Chung Kyung-Nam dont je n’avais pas de nouvelles depuis un an. Il enseigne à Séoul dans une université. Il espère pouvoir me faire inviter.

Et me voilà partie vers la lointaine Corée de cinéastes coréens. Car, je me suis intéressée au cinéma coréen et aux Coréens d’une manière plus générale, parce que j’avais un étudiant coréen qui m’a beaucoup appris sur la culture coréenne que j’ignorais.

Je le revois, décrivant nos rapports professeure/élève avec beaucoup d’humour, qui avait fait rire les amies-amis réunis autour de la même table. Elle  commença, disait-il pince sans rire,  par ne pas noter la première copie. Elle me garda plus de deux heures dans son bureau pour m’expliquer le refus de noter. Plus tard, elle me gratifia d’un 2/20, avec le commentaire suivant « de GROS progrès! ». Quand je parvins à obtenir un 8/20, elle me félicita si chaleureusement que j’avais eu le sentiment d’avoir franchi l’Himalaya! C’était dur… j’étais toujours devant la porte !

Je riais aux larmes. Il s’était arrêté sur le 8/20, par modestie, il ne parla pas des 12, 14/20 qui suivirent.

Mariée, père de famille, obligé de travailler, il a mis 6 ans pour avoir sa licence de français. C’était devenu un de mes meilleurs étudiants, il avait compris, ce qu’était l’analyse systémique d’un texte, lui qui en Corée n’avait jamais lu les textes, les étudiants se contentaient  de lire l’ouvrage que le professeur avait écrit sur l’auteur. Il quitta Reims avec une thèse de 3è cycle rédigée en français.

Jamais, il n’a cherché à infléchir une note. Il se contentait d’accepter mon soutien. Je lui en étais reconnaissante. Car, rien n’est plus désagréable que d’avoir à remettre en place un/une étudiant/e qui prétend obtenir un examen en arguant de ses origines, sociale ou ethnique, de son histoire, de fille OS… Jouant sans même s’en rendre compte, sur le racisme-à-l’envers, si pernicieux, y compris pour les quémandeurs. Et comme je ne supporte pas le racisme-à-l’envers, il m’est arrivé d’écrire des lettres hargneuses aux quémandeurs/ quémandeuses. Des collègues de gauche étaient sensibles à ce type d’argument, mais pour la fille d’un macaroni, la démarche était méprisable.



Mardi 22 mai 2000

L’art, l’artiste

Après-midi avec Christine G., peintre. Elle m’a apporté des reproductions de toiles de différentes périodes. Les toiles sont assez fortes pour déborder la reproduction. Un univers très singulier s’offre au regard. La période que je désignerai pour aller vite dans la lignée du Nouveau réalisme, est puissante. On la sent traversée par toute la violence du siècle. Les collectionneurs ont aimé, elle aurait pu continuer, mais elle n’a pas continué.  Elle s’est refusée à transformer cette traversée de la violence “en truc” comme le font tant de peintres quand  les collectionneurs ouvrent leur porte-feuille.

Je préfère des toiles de la période suivante, plus utopiques. Après une longue traversée du désert. Une traversée volontaire. Sur la toile Mire, deux formes humaines qu’elles appellent “apparition”, peintes à grands mouvements de bras qui donnent forme avec peu de matière. À l’œil, on a le sentiment, qu’elle a caressé la toile.

— Oui, j’ai fait ça avec mes mains…

Je parle de ‘ma’ conception de l’artiste, de la “création”, des mots si galvaudés, pour, en fait, évoquer quelque chose que je n’avais pas encore digéré. J’étais allée à  Pompidou pour écouter  parler  « des nouveaux médias dans leurs rapports à la création » et j’ai dû regarder des vidéos ou des émissions télévisuelles dont je préfère ne rien dire. Je suis sortie avant la fin.

Je fermai cette parenthèse qui m’avait permis de donner forme à une mauvaise humeur non formulée, et je revins à mon propos initial, l’artiste était donc à l’opposé de ÇA. Enseignant la littérature, j’avais pu à loisir réfléchir sur les rapports d’un artiste à son temps/espace. Un artiste est enraciné dans son temps, il est en osmose, il le reçoit ce temps en pleine peau, sans pouvoir se protéger. Il est de ce temps, dans ce temps, bref, enraciné au plus profond. Historicité qui le propulse au-delà de son temps. Elle m’arrête sur le mot enraciné, répété.

— Oui, quand j’ai peint ces toiles (les toiles violentes de la première période), je me sentais traversée par ce temps qui m’a marquée dès mon berceau.  Mon père est mort dans un camp de concentration. Je suis pupille de la nation, j’étais un bébé rayonnant, mais ça n’empêche que cette histoire m’a imbibée sans que je le sache, il a fallu que je donne forme à ce que me traversait si violemment. Je me sentais enracinée dans quelque chose qui me dépassait, traversée par des forces qui me dépassaient…

Et ÇA, c’est passé dans ses toiles. Elle avait donné forme au chaotique de l’Histoire sans le savoir. Quand on se quitte, on est d’accord pour dire que l’art, la poésie sont les choses les plus fortes, les plus importantes dans une société, que c’est ce qui reste quand le reste s’efface, s’effondre. Que savons-nous des Magdaléniens ? Peu de choses. Mais, les traces de leur passage, gravées, peintes dans des grottes, qu’ils nous ont laissées,  nous atteignent, continuent à nous parler d’eux.

« Nous sommes des passeurs. Des choses passent par nous », dit-elle.

Je suis assez pessimiste. En ce moment, c’est plutôt le saccage. Une société peut-elle avancer sans passeurs ?


Vendredi 26 mai 2000

À la verticale de l’été

Suis allée voir un film vietnamien À la verticale de l’été. Il est rare que je sorte avant la fin d’un film, même passable. Je  suis restée, un bout, par intérêt ethnologique, jusqu’où irait-on dans l’ennui esthétique ? J’ai fini par sortir. Si je devais formuler en une phrase ce que j’ai ressenti dès le début : du cinéma vietnamien pour Occidentaux tenus pour des incultes. Un esthétisme dégoulinant. Le peu que je sais de la culture vietnamienne m’autorise à  dire que tout est faux. L’esthétique comme emballage de l’idéologique. Dommage. Son succès est intéressant, qui dit le désir d’exotisme. Je suis allée au restaurant pour me réconforter. Je me promets de téléphoner à une amie vietnamienne.

Mercredi 31  mai 2000

Ces  photographies  qui enragent

Lecture à petites gorgées de  La Guerre d’extermination à l’Est. Deux photographies m’accrochent. Deux photos-amateur, l’une prise par un soldat en octobre 1942 à Lukow, en Pologne, l’autre sans date, mais avec une légende : Transmetteur-radio Giese éduque les Juifs avec le bâton – Funker Giese belehrt Juden mit dem Stock.

Sur la première, on voit des Juifs polonais, encadrés de soldats allemands, fusils à l’épaule, qui s’amusent du spectacle dont ils sont les metteurs en scène : devant, un groupe de vieillards, deux rabbins à genoux, les bras levés, semblent implorer un Dieu qui les a abandonnés pour la grande joie des soldats, torse bombé sous l’uniforme, qui regardent en riant le preneur d’image.  La seconde  a fixé une autre variante de l’humiliation : devant une palissade, un groupe  de Juifs, contraints de poser pour un tableau de famille ; le premier rang est agenouillé, le second  se tient debout. Sur la droite, deux soldats, l’un tient un bâton, l’autre, un officier SS, les mains sur les genoux, semble se marrer ; à gauche deux officiers-SS regardent les deux soldats-clowns. Seuls les Juifs regardent le preneur d’image. On entend : — Souriez donc !

Sur ces photos, de l’intime du capteur d’images se dévoile. Leur insignifiance, leur infantilisme ont trouvé  à se transmuer en morgue, dans la jouissance de l’humiliation. L’un joue au maître d’école. Avec un bâton. Les autres s’amusent. Capter une image pour illustrer l’humiliation et sa propre suffisance. Elles sont insupportables, ces photos. Comme le Erbitterung* du commandant  Walther devant les juges. [N.D.A, les actes de résistance rendaient amer les touristes militaires].

La violence symbolique y précède  la violence réelle. Celle de l’après-photo. Les futures victimes de l’extermination ne sont encore ici que  des jouets vivants dans les mains de soldats qui font une pause.

Je referme l’ouvrage. Pour tenter de lessiver mon œil, je feuillette pour la énième fois le catalogue  de l’exposition Daumier. Où la violence faite aux humains y est dénoncée  avec une violence distancée, une violence qui oblige à la résistance, à la réflexion, et non à des sentiments guimauve de compassion facile. Car, il importe de ne pas mêler les genres.


 

JUIN 2000


 

Samedi 3 juin 2000

Mafia italienne, corruption française

Il arrive que lire la presse devienne une épreuve! Libération du vendredi 2 juin, consacre deux pages à la mafia victorieuse, et titre Le survivant, Rencontre avec le dernier des fondateurs du pool anti-mafia en Italie. Le  Monde du samedi 3 consacre  les pages 14 et 15 à  Eva Joly. Même constat. La corruption est si généralisée que les luttes de quelques farfelues deviennent obsolètes.

« Notre dénuement est le symbole de la volonté française de garder le paupières closes. Ne rien voir, ne rien savoir ».

L’autruche.

Ferdinando Imposimato dit :

« La pax mafiosa règne, car Cosa Nostra n’a plus besoin de la violence pour assurer sa domination. Elle a réussi à éliminer en les tuant ou les mettant hors jeu la plupart des juges ou des policiers qui la menaçaient.»

Joyeuse fin de siècle ! Le centre vide (Lefort) de la démocratie est-il encore vide ? ou spectralement occupé ?

Les penseurs du politique me semblent avoir pris quelque retard, qui sont encore à s’interroger sur le devenir démocratique. Alors qu’il faudrait s’interroger sur tout ce qui menace, défait la démocratie, la vidant de sa substance. Il faudrait s’interroger sur l’argent corrupteur investi dans l’économie, sur ces effets. Les salaires très bas dans certains secteurs de l’activité sont-ils seulement un effet de la mondialisation ? Bas salaires qui permettent de tenir les salariés à sa merci, à genoux. Qui sont ces actionnaires rapaces ? Des retraités américains ?! Ils ont bon dos.


Mardi 13 juin 2000

Une silhouette dans la jungle des villes

Dans les autobus, quand je ne lis pas le journal, je fabule ou je regarde les Parisiens, les Parisiennes. Ce matin-là, j’observais les démarches, rarement élégantes, mais toujours intéressantes. Rue de Rivoli, dans la foule, une silhouette, mince, dans des vêtements noirs et amples, accroche mon regard par un je ne sais quoi. Elle avançait lentement, avec légèreté, elle paraissait effleurer l’asphalte, la tête haut placée ; les épaules semblaient posées sur un porte-manteau tant le dos était droit, mais sans la  raideur du droit. Une démarche feutrée, toute en intériorité, mais ouverte sur l’extérieur.

Quand l’autobus double la flâneuse, je la regarde de face. Le visage dit l’intériorité, le regard est ailleurs que dans la rue. Je reconnais Pina Bausch. Une danseuse dans la jungle des villes. Un moment de grâce.

Jeudi 22 juin 2000

Colloque autour de Michel Foucault à Pompidou, dans le cadre d’une réflexion sur Le Renouveau de la pensée critique. J’avais hésité à m’y rendre, après deux expériences malheureuses. Je n’ai pas regretté d’avoir assisté à la seconde journée.  Que les femmes étaient brillantes et fines! Les hommes aussi, mais d’une autre manière.

Foucault connaît, semble-t-il,  le destin de tous  les auteurs importants qui ponctuent l’histoire culturelle, il a été “récupéré”, instrumentalisé, positivement, négativement, mais la récupération se faisant à coups de cisaille si grossiers montre qu’il n’est pas récupérable et qu’il nous faut le lire dans sa complexité irréductible.

J’aurais aimé disputer avec Bouveresse, défenseur du concept de vérité objective. J’ai des problèmes avec ce concept grec et théologique. Les scientifiques n’usent pas de ce concept, ils parlent d’hypothèses, de modèles, de théories, plus ou moins heuristiques, plus ou moins capables de rendre compte de la réalité, mais pas de «vérités scientifiques». Ce sont les théologiens qui en ont besoin. Bouveresse se dit radicalement anticonstructionniste, on  ne  construit  pas  la vérité, on la trouve.  Je pense exactement le contraire, nous construisons le savoir, nous ne trouvons rien dans la réalité. Dialogue possible?

Bourdieu confesse un pessimisme croissant.

*


Avant le colloque, une courte déambulation chez Brassaï. Je ne connaissais pas ses sculptures. Elles m’ont rappelé nos préhistoriques, comme eux, Brassaï utilisait des galets.

Une méprise amusante : j’ai vu dans une de ses sculptures, un petit phallus avec ses deux formes rebondissantes sur la partie supérieure et ses deux arrondis dans la partie inférieure ! Erreur. C’était un minuscule torse de femme. Une forme androgyne en quelque sorte. Qui voit quoi ? Qui fait quoi ?

Lundi 26 juin 2000

Je suis allée voir Le déjeuner sur l’herbe de Renoir au cinéma Quartier Latin, ce cinéma dirigé par un Iranien qui aime le cinéma. Une chance pour les Parisiens.

Après toutes ces histoires de gènes tout puissants, ces histoires de clonage, de reproduction assistée et autres revanches masculines sur les ventres féminins ou femelles, producteurs de vies nouvelles, un vrai BONHEUR ! Le film est beau, sensuel, fantaisiste, généreusement respectueux de tout le vivant —  et actuel! Il est question de l’insémination artificielle qu’un savant voudrait expérimenter en milieu humain. Par chance, le dieu Pan qui, avec sa flûte peut changer la météo, brouille tous les projets et remet les humains sur les rails, leur procurant, en plus, du bon plaisir! La fin est un peu trop optimiste, mais c’est bon à prendre, et de plus la vie est imprévisible, le pire n’est pas toujours sûr. Je n’étais pas seule à sortir avec le sourire des Bienheureux…

Cette nuit, j’enverrai les  Bons Baisers d’une terrienne à l’Étoile Renoir. Pour continuer à briller les étoiles sont besoin de tendresse.

Mardi 27 juin 2000

J’ai téléphoné à  Ph.  pour avoir son avis sur le film  À la verticale de l’été. Elle avait assisté à la présentation du film en présence de l’auteur.  Son jugement est plus sévère que le mien. Avec sa voix d’oiseau frêle, elle dit quelques vacheries ponctuées d’un petit rire.  Un petit  malin  qui  a trouvé  un  filon. Un élève appliqué de  l’école française de cinéma. Il ne connaît pas le Vietnam, il est né au Laos, c’est un Vietnam rêvé, esthétique qui flatte les Vietnamiens de Paris et  plaît aux Français qui aiment l’exotisme. Quant au financement, il témoigne surtout de l’inculture des mécènes. Et pan!  Elle se moque des problèmes sentimentaux évoqués — et l’inceste, si lourdement suggérée, « tu as vu! … comique pour qui connaît la culture vietnamienne! Trop de clins d’oeil … il a trouvé son filon … Ça va durer combien de temps ? »

Quelque part, humiliée en tant que Vietnamienne, semble-t-il. Mais,  sa culture lui interdisait de dire ce qu’elle pensait du film en présence  de l’auteur.

Grave, car ce cinéma-là barre la route à des cinéastes vietnamiens qui auraient des choses à dire.

À Berlin en 1998, j’avais vu un film chinois fabriqué pour les Occidentaux. Une histoire de jeune fille envoyée par le Parti dans les campagnes et qui finira dans la prostitution. Du sexe. De la violence.

Des faiseurs.

Elle me propose de voir ensemble un film sur les Veuves de la guerre du Vietnam, fait par une américaine qui est retourné au Vietnam pour voir le pays où était mort son mari.

— Le film sur le Vietnam qui m’a le plus émue.

Rendez-vous pris.

23.05

J’allume la télévision et j’entends en allemand, sur Arte, chanté avec conviction, « De nos jours,  le moindre dilettante peut-être un artiste ! ».  Le problème est ancien. Les poubelles de l’Histoire débordent de faiseurs.


Juillet 2000


 

Voyage à Berlin pour aller sur une île de la mer Baltique, Rügen.

Au retour, à Roissy, je tombe sur un chauffeur de taxi qui vient de refuser un couple avec trois valises. Nous passons devant une longue file de taxis. Je m’interroge à voix haute sur cette abondance. La question déclenche une salve de paroles, ininterrompues, débitées à un rythme de mitraillette. Le corps hystérique masculin dans toute son épaisseur et sa violence. Dans Paris, je serais descendue. J’essaie de l’interrompre. Impossible. Le discours est obsessionnel, il gesticule, lâche le volant tandis qu’il parle.

— Moi, je suis déjà dans la tête du client, je sais ce qu’il va faire, je ne veux pas qu’on fume dans mon taxi et je sais que si le jeune couple était monté, ils auraient fumé pour m’emmerder… Ce sont les femmes qui excitent leur mec, c’est toujours par les femmes que les histoires arrivent…

Répétition des mêmes phrases, des mêmes exemples durant 20 minutes. Par chance, la circulation est fluide.



Août 2000


 

En août, à Paris, la vie se met au ralenti. Je goûte ce ralenti. Je mets en forme le post-scriptum berlinois sur la Prinz-Albrecht-Staße et m’accorde souvent promenades au Luxembourg et séances de cinéma.

El sol del membrillo

En août, je revois souvent de vieux films. J’ai revu cette petite merveille, Le songe de la lumière, transposition élégante d’un titre espagnol  El sol del membrillo qui, traduit en français, est ingrat, Le soleil du cognassier. Primé à Cannes en 1992.  Je l’avais vu un peu par hasard, lors de sa première sortie à l’Espace Saint-Michel dont la programmation est toujours portée par une curiosité qui échappe aux modes du jour.

Victor Erice filme patiemment le travail d’un peintre, Antonio Lopez  peignant un cognassier  dans la lumière d’automne. Visiblement le cinéaste filmant s’interroge sur les processus de création, sur les rapports d’un peintre au monde réel, sur la manière dont le monde réel se transforme par/dans  le regard du peintre, par /dans  le travail pictural. Il capte la minutie symptomatique du travail de préparation du peintre. En suggère l’inconscient. Et les affinités entre les deux artistes.

Un film à voir et revoir pour avancer un peu dans les processus de création artistique.


Quand un Maître peind un arbre, il peind plus qu’un arbre, disait un élève en peinture traditionnelle chinoise.


Lundi 14-Mardi 15 août 2000

Je me précipite à l’heure sur les nouvelles, espérant savoir ce que devient l’équipage du  Koursk, un nom chargé d’Histoire comme Stalingrad, mais on préfère parler des festivités romaines. Quelque chose qui ressemble à de l’écœurement. J’essaie d’effacer la représentation d’hommes mourant étouffés…

Vendredi 17 août 2000

Travail de mise en forme des informations concernant la rue Prinz Albrecht, retrouvée. On n’a jamais les idées assez claires quand on veut condenser sans simplifier.

Samedi  26 août 2000

L’équipage du Koursk est mort étouffé, parce que Poutine voulait sauver l’honneur de la Russie. Sur la Deux, on a quand même rappelé le silence de la République, quand un sous-marin français a sombré. Un autre équipage mort pour sauver l’honneur d’un État vendeur d’armes. Les élites gouvernantes se ressemblent quand même beaucoup !


SEPTEMBRE 2000

 

Mercredi 13 septembre

Fouillant dans mes archives, je relis des textes  sur l’Interdiction professionnelle allemande de 1972. J’avais oublié l’importance de la vague persécutive qui déferla sur la gauche “radicale” allemande, les médias (radio, télévision, journaux), jouant  un rôle déterminant comme relais de la politique de la coalition FDP-SPD qui manifestement cherchait à se démarquer sur sa gauche.

Vendredi 29 septembre 2000

Des emboîtements de mémoires

Semaine de rangement, semaine où j’essaie de jeter de vieux papiers, des journaux et utopiquement des livres, mais je n’y parviens jamais. Faisant  le tri dans des papiers familiaux, je suis tombée sur un document jauni, en italien, qu’il faut manipuler avec prudence. Sur la première page : les armes de la maison royale de Savoie, des écussons surmontés de la couronne royale, une femme qui ressemble à une walkyrie germanique accompagnée par un lion dont on ne voit que la tête ; à ses pieds, une écusson avec sur la partie supérieure une couronne suivie de deux lettres RE (roi). Les figures sont cernées par des arabesques de plantes diverses qui doivent avoir une valeur symbolique.

Je découvre avec émotion qu’il s‘agit de ce que j’ai appelé «la démission» de mon père du cadre de la gendarmerie. Folio di  Congedo illimitato de la Legione Carabinieri di Genova La feuille de congé illimité de la légion des carabiniers de Gênes. Le F de folio est une lettrine baroque de trois centimètres. Le Carabinier à pied – Carabinieri a piedi, matricule 14975 (98), qui a servi  «avec fidélité et honneur», obtient un congé illimité, le 2 mars 1923. Le document est signé du “Colonel, commandant du corps”,  Rodolfo Falcone. Après deux ans de service militaire du 24 mars 1918 au 3 mars 1920, il avait été “transféré” dans le corps des gendarmes. À gauche, en bas de page, une écriture différente a noté la demande d’un passeport pour Nice, le 24.4.1923,  qui témoigne du projet de quitter l’Italie. Il a donc 23 ans quand il vient travailler en France.

Il racontait par bribes les débuts de son séjour en France.  Je me souviens d’un petit épisode qui témoigne d’une forme  d’apolitisme qui sera le sien jusqu’à la fin de sa vie. Avant de servir dans les grands hôtels de la Côte d’Azur et des villes de saison (la Bourboule, Geradmer…), il était allé à Marseille. Il avait été embauché dans une usine, où fut déclenchée une grève très dure. Sans le sous, il dit au patron qu’il voulait travailler, qu’il n’était pas gréviste, mais celui-ci avait eu la sagesse de refuser,  mon père risquait sa peau...

Je me souviens d’une autre anecdote qui avait pour cadre le Jardin du Luxembourg. Il  revenait de Belgique, sans travail, avec peu de sous en poche. Méditant sur son  avenir incertain dans ce jardin dont il ignorait le renom, il vit  surgir une dame avec un large chapeau qui  lui tendit  aimablement, avec un sourire, (il insistait) un ticket pour la chaise occupée.  Il la croyait gratuite, cette chaise. Elle lui prit ses derniers sous. Il racontait  ce souvenir en riant.  Quand on est jeune et que, par chance, on ignore les difficultés matérielles,  on manque d’imagination, j’ai donc ri aussi, sur le désarroi d’un immigré à qui une dame avec un grand chapeau et le sourire prend les derniers sous.

Mon père ne disait pas, pompeusement, qu’il avait démissionné, il arrêtait son histoire après avoir dit qu’il avait chié dans son pantalon, devant des grévistes qui occupaient leur usine. Comme si la suite allait de soi, il enchaînait sur autre chose.

La mémoire ondule, certaines parcelles restent au sommet, d’autres dans le creux. Parce que moins chargées d’affects? Quoi qu’il en soit, dans la chaîne discontinue des souvenirs, le face à face avec les grévistes gênois et la découverte ultérieure du cinéma occupaient une place de choix. À égalité dans sa mémoire, devenue ma mémoire.

Sur la Côte d’Azur pendant un temps les séances de cinéma étaient gratuites. Il avait donc vu de nombreux  films de Chaplin, dont il parlait avec une admiration amoureuse et rieuse.  Et ce rire avait gardé un quelque chose de sa jeunesse passée s’ouvrant sur un monde nouveau qui donnait à voir poétiquement les malheurs des laissés-pour-compte qui toujours rebondissent.  Je me souviens avoir été émue aux larmes quand je l’entendis — à l’âge de 75 ans — sur le balcon à Grasse, raconter avec précision, la Ruée vers l’or, précision dont moi, cinéphile, je n’étais pas capable. Il se souvenait de menus détails que j’avais oubliés. Ce film s’était inscrit,  de manière indélébile, dans sa mémoire vierge d’images.

Quel hommage à son auteur et à l’art du cinéma! Le bon peuple ne gobait pas n’importe quoi.

*

Quand il a fallu constituer un quelque chose qui ressemblait à un dossier de retraite, j’ai dû reconstruire la chronologie des itinéraires compliqués de l’émigrant. Je fus donc amenée à poser la question : quand avait-il quitté l’Italie et incidemment pourquoi ? C’est  par la réponse à ces questions que l’ellipse des rapports de cause à effet s’annula.

Après deux grosses emmerd’s…  J’avais verbalisé mon colonel…

Il raconta à nouveau une histoire que je connaissais, avec toujours cette même nuance de satisfaction dans le regard et dans le ton. « Ce salaud » (le colonel de gendarmerie) obligeait ses hommes à verbaliser les « petits » cafetiers qui ne fermaient pas à l’heure (minuit), mais il protégeait un « gros » chez qui il avait ses quartiers.

Un jour, j’ai décidé de faire une descente dans ce café ! Je savais qu’il était là.

Malgré les menaces, les pressions, il ne revint pas sur son procès-verbal, le colonel eut quelques ennuis. Lui aussi.

Et la seconde emmerd’ ?

C’est à Gênes, des grévistes occupaient leur usine… Nous avons été envoyés pour rétablir l’ordre. Quand j’ai compris qu’on allait tirer sur les grévistes, je suis devenu blanc, je suis devenu vert, j’ai chié dans mon pantalon.

Des silences ponctuaient cette seconde emmerd’. Je les entends encore, parce que chargés de non-dit. Le pouvoir fut assez intelligent pour éviter l’affrontement armé.

Il s’exila en France.

Pourquoi la France ?

L’Italie, tu sais, à l’époque… La frontière était marquée par un borne sur un terrain de la Roquette. Tu étais de l’autre côté sans la savoir…

Il n’a jamais justifié politiquement sa demande de mise en congé illimité, qui équivalait à une démission.  Pas la moindre allusion non plus à des formes d’antifascisme. Rome, Mussolini étaient loin, très loin, une histoire qui n’était pas la sienne. Pas plus que celle des grévistes, gênois, du reste, devant lesquels il baissa son fusil.

Il lui arrivait de faire allusion aux attaques des anarchistes, avec ce commentaire :

Des fascistes venaient à notre rescousse.

Sans plus.

Qui manipulait qui ? Son  refus de tirer sur des grévistes et son départ étaient portés par des valeurs non conceptualisées.

Il quitta  son pays sans trompettes. Sans une particule de nostalgie à ses semelles. Simplement. Peut-être aussi porté par un désir de voir autre chose.  La vie lui avait été dure dans son village, ses souvenirs d’enfance, d’adolescent étaient des souvenirs rudes.

On mangeait  du  pain  rassi, parfois même moisi,  avec un peu d’huile d’olive, on vendait l’œuf, et les jours de grand festin, du ragoût de vieille chèvre (il en raffolait) ou des raviolis, disait-il souvent à ces petits-fils qui ne respectaient pas assez la nourriture.

Des souvenirs de dur labeur, aussi. À la mort de son père, il avait fallu travailler dur pour aider sa mère à rembourser des dettes auprès d’un oncle qu’il haïssait, et dont, un jour de hargne, il coupa les vignes, toutes les vignes porteuses d’un raisin abondant encore vert, des vignes qui faisaient la fierté de l’oncle. Une voyante lui désigna le coupable, car il arrive que les voyantes sachent lire le subconscient!  Le scandale villageois lui valut  une “rouste au bâton”, et les pleurs de sa mère, accusant Dieu de lui avoir donné « un garçon aussi méchant ». Une mère qu’il vénérait, qui tous les jours, descendait à pieds à Vintimille, portant la poste sur la tête. Une quinzaine de kilomètres sur des chemins à peine tracés, à l’aller et au retour.

La joie cannibale de la vengeance assouvie a perduré sa vie durant ! Il ne regrettait rien. C’était dommage pour les vignes…, mais bon, « le salaud avait payé…». Jalousie d’un fils pour sa mère, perçue comme courtisée par un oncle ?

Il est revenu dans son village, vers l’âge de cinquante ans en étranger. Il ne supportait pas que des anciens en vantent les mérites passés. Il en devenait mufle, non mi far’ ridere… ne me faîtes pas rire avec vos plaintes sur le présent. Et pourquoi tant de « Roquetti »(i nasalisé) auraient-ils quitté ce paradis ? Car, le village a beaucoup essaimé, en France, en Angleterre, en Suisse, là où on avait besoin de main d’œuvre bon marché pour des travaux “subalternes”. On ne mange pas le paysage, disait-il, ça c’est bon pour les gens en vacances, aujourd’hui.

L’amour que ses petits-fils vouaient à son village natal, l’amusait, il revenait pour leur faire plaisir, car pour eux, tout le village était un terrain de jeux, on pouvait s’y cacher, se livrer aux quat’cents coups, sans grand danger. Sous l’œil indulgent des villageois qui avaient aussi sonné aux portes, volé des fruits dans les jardins, et s’en souvenaient. Il vécut assez longtemps, pour partager  leur désamour. L’âge de l’adolescence venu, les petits mâles sédentaires virent arriver avec méfiance ces vacanciers hauts sur pattes et beaux !  Ils furent très vite exclus sous des étiquettes douteuses : les petits-fils de G. P., un nom respecté à la Roquette, étaient devenus les “marocchinis”! Il a suffi d’un mois d’été pour détruire tous les souvenirs heureux. Le coup fut rude, surtout pour l’aîné. «C’est aussi ça la Roquette» avait dit mon père. Mais le clanique mâle est de partout.

*

Pour retrouver les traces de son activité en France, j’ai refait certains parcours migratoires, entre autres  à la Bourboule, haut lieu du gratin des années vingt-trente. Après leur mariage, ils avaient ouvert un magasin de teinturerie. En hiver, ils travaillaient à Menton,  au printemps à la Bourboule. Le travail ne manquait pas. Ma mère avait souvent évoqué la lingerie  de ces dames, qu’elle plissait avec l’ongle du pouce. Des milliers de plis,  parfois  de quelques millimètres seulement. Une artisane experte et recherchée. L’ongle de son pouce gauche est resté sa vie durant aplati.

La quête fut infructueuse, mais riche d’enseignements.  Je retrouvai le magasin grâce à une photo, le grand hôtel dont il était souvent question, désaffecté, à vendre pour un prix dérisoire. Je retrouvai deux vieilles dames qui se souvenaient encore des belles robes du soir qui pendaient à la devanture, elles étaient jeunes et en rêvaient, mais je n’ai pas retrouvé la trace  officiel de leurs passages saisonniers. À l’époque, m’a dit un notaire, on pouvait acheter un magasin sous seing-privé, la transaction avait lieu entre les deux parties, sans notaire, sans enregistrement. Heureux temps pour les intéressés, mais quelle déception pour les quêteurs de traces! Les archives de la police ayant  brûlé durant la guerre, je n’ai  pas  retrouvé la présence  de mon père dans le fichier des étrangers. Il n’est pas dit qu’il ait été enregistré, m’a dit un policier, à l’époque, vous savez… Rien aux impôts, non plus! J’ai alors mesuré  à quel point la pieuvre bureaucratique séquestre nos itinéraires.

Les dix jours passés à la Bourboule furent d’une étrange tristesse. Cette ville de saison, autrefois prospère, et dont j’avais beaucoup entendu parler à travers des historiettes me concernant, n’était plus qu’une ville  endormie, en proie à un ennui sans fond.

J’ai cherché à retrouver le chemin qui conduisait du magasin à l’atelier de teinturerie, une sœur de ma mère, Yolande, m’en avait dressé le plan. Un chemin célèbre dans les chroniques familiales. Chemin sur lequel je m’étais risquée, à l’âge de trois ans «à peine», un jour que j’étais partie à la recherche de mon père parce que ma mère, dit la légende, «avait grondé  la demoiselle». Arrivée à l’atelier, j’en étais repartie illico parce que mon père furieux de me voir là, m’avait lui aussi grondée, ne comprenant rien à mon histoire de “maman méchante” et trop occupé pour chercher à comprendre! Il suffisait de réentendre l’historiette pour  mesurer l’angoisse parentale, ma mère me cherchait comme une folle, et mon père ne retrouvant plus sa fille à l’atelier  se précipita à bicyclette au magasin qu’il trouva fermé. Ma mère alertait la police.  On me vit arriver au magasin une heure après, sale et traînant un petit chariot trouvé en route. Toujours boudant et me refusant à répondre aux questions. Le policier dit à ma mère, elle promet la petite ! Comment avais-je fait pour retrouver et l’atelier et le magasin? Mystère.  Cette historiette m’a été si souvent racontée que j’ai le sentiment de l’avoir vécue, non pas à travers le récit familial souvent réentendu, « mais pour de vrai » ! Je me revois dans un manteau de fourrure de lapin blanc, traverser un petit pont. Mémoire de mémoire.

Peut-être, ce jour-là, ai-je appris à ne compter que sur moi-même ! Qui sait ?

Ma mère aussi ne traînait aucune nostalgie-Côte d’Azur à ses semelles. Durant la Belle époque, dans les hôtels de luxe,  elle s‘endormait dans les corbeilles de linge sale. Mal nourrie et mal payée, c’était la coutume. Jeune lingère et belle, très belle, elle avait failli se faire violer par un grand du cinéma muet, qui fut illico mis à la porte de l’hôtel. Le propriétaire payait mal ses employés, c’était dans l’ordre des choses, mais il les respectait. Ce n’était pas la coutume, je regrette d’avoir oublié son nom.

Les souvenirs de ma mère, comparés à ceux de mon père avaient une coloration  plus politique. À seize ans, elle disait chanter Bandiera rossa. Dans les hôtels de luxe, la “lutte des classes” avait des formes spécifiques. Le vol en était une forme courante. Mais la manière dont ma mère le racontait, était différente de celle de mon père. Le vol de nourriture apparaissait dans un rapport de causes à effets. Mal nourri, le personnel se servait, avec, souvent, la complicité de cuisiniers.

Que de belles assiettes ont volé par les fenêtres, pour éviter de se faire prendre par le chef d’étage, disait ma mère.

Peut-être qu’il aurait fait des économies en nourrissant son personnel, ajoutait-elle.

Mon père disait en riant, qu’avant son mariage, il avait fait son trousseau, il sortait de l’hôtel plus gros qu’il n’y entrait le matin, enveloppé dans des torchons, des serviettes, des draps. Mais, lui, n’a jamais fait allusion à l’absence de salaire.

L’histoire des deux anarchistes italiens Sacco et Vanzetti «assassinés» avait laissé des traces tenaces dans la mémoire de ma mère. Racontée par les frères aînés, anarchisants. Elle venait d’un monde différent, plus ouvert, et surtout plus frondeur que celui de mon père. Sur la Côte d’Azur, la morgue de la richesse s’étalait, la division riche/pauvre était donc intériorisée dès l’enfance. À la Roquette, le “riche” avait une ou deux chèvres de plus ou le salaire d’un petit fonctionnaire.

Ces déambulations temporelles m’invitent à découvrir des chemins inattendus de la transmission. Je découvre que le  -racinement, qui est le mien, appartient à l’intime familial. Et mon trajet d’intellectuelle, sortant  d’une famille paysanne n’a peut-être été possible que parce que le déracinement était déjà une donnée familiale. Mes deux cousines de V. sont restées enfermées dans le monde parental. Doré certes, mais replié sur lui-même et donc mortifère. Ni le père, mon cousin, ni la mère, son épouse, ni les grands-parents, le frère aîné de mon père, et sa femme, n’ont quitté leurs terrains où poussent des fleurs vendues dans toute l’Europe. Des êtres nés pour le  travail! Pas même des accumulateurs. Ce sédentarisme exaspérait mon père qui bousculait souvent et son frère et son neveu. Rien n’y fit.  Les filles n’ont pas pu quitter le cocon familial pour aller faire des études, loin de la famille. La grand-mère s’y opposait,  l’honneur de la famille en dépendait. L’une d’elle, douée, au sens esthétique très développé, est morte anorexique. Jeune. La seconde, sotte et banale,  a suivi la même voie, avant de mourir d’une pneumonie, mal soignée. Jeune. Quand j’ai essayé d’intervenir, il était déjà trop tard. La famille était malade, mais personne ne voulait entendre parler de la maladie. Les regards de totale incompréhension ont rapidement tari mes tentatives d’explication. La femme de mon cousin aussi mourut jeune, à l’âge de cinquante ans, qui n’avait jamais pris le temps d’écouter les alertes de son corps, elle qui sa vie durant, s’est levée à 3 heures du matin pour aller au marché. C’étaient de bons parents, généreux, les filles étaient de bonnes filles, trop respectueuses pour oser affirmer leurs désirs qu’elles recouvraient de vêtements luxueux. On peut mourir d’avoir été trop gâté. Par l’inessentiel.

Le déracinement a certes un prix, parfois élevé, mais le prix de l’enracinement est lui, exhorbitant. Il m’arrive souvent de repenser à ce gâchis des contraintes imbéciles. Je comprends mieux mon incapacité à m’enraciner, mes difficultés à comprendre les nostalgies natales, les repliements ethniques, religieux.

*

Tournant et retournant ces feuillets jaunis qui constituent une borne nouvelle où bifurque la vie de mon père, où s’ouvrira mon propre itinéraire,  je me demande d’où lui est venu ce refus de tirer sur des grévistes. Une question brûlante quand on travaille sur le nazisme et des rapports d’officiers qui ne baissaient pas leur fusil devant des individus qu’ils savaient innocents de ce dont ils étaient accusés.

La question reste pour moi ouverte de savoir pourquoi certains, nombreux, tuent sans se poser de questions, voire avec quelque jouissance, et pourquoi d’autres refusent. Ces individus se retrouvent dans toutes les cultures, dans toutes les couches sociales, sous tous les cieux. Mon père était un paysan italien, baptisé catholique, non pratiquant, le père de mon amie Naomi, pacifiste convaincu, qui passa les quatre années de la guerre 1914-1918 dans les prisons anglaises, dans des conditions ravageuses, était le fils d’émigrés polonais, juifs. Les quelques déserteurs français en Algérie étaient de simples citoyens… D’où leur vient cette conscience ‘morale’?  D’où leur vient ce refus si viscéral qu’il ne peut pas même faire l’objet d’un discours justificatif.

Oui, d’où ÇA VIENT?

J’ai remarqué  que, souvent,  ces individus ont un sens très fin et très vif, de leur propre dignité. Mon père était intraitable, il ne pardonnait pas une offense. Je l’ai vu mettre à la porte un directeur de la Compagnie Shell venu lui faire des propositions financièrement intéressantes, il était blanc de rage, ce salopard osait mettre les pieds chez lui après l’avoir chassé de son bureau, du temps où les macaronis étaient tenus coupables du coup de couteau dans le dos de la France! Le directeur avait oublié. Mon père se souvenait. Ma mère qui estimait recevable les nouvelles propositions ne parvint pas à le faire revenir sur sa décision.  Plutôt crever de faim, disait-il.  Le père de Naomi avait cette même intransigeance. Le pouvoir a tout fait pour casser les pacifistes anglais, les conditions de détention n’ont cessé d’empirer, mais il n’est jamais revenu sur son refus. Avec quelques autres.

D’où ça leur vient ?

 

OCTOBRE 2000


 

Grasse, je bazarde joyeusement le passé

La maison grassoise est vendue. Je descends donc pour vider la maison. Je n’avais pas remis les pieds dans cette maison depuis des lunes. Mon père y fut très malade. La maison a un air d’abandon et de reproche. Je récure, brosse, lessive, avec mon neveu. Le temps est de cochon, les Allemands disent Sauwetter, un temps de truie, l’insulte au féminin est toujours plus forte.  Un simple appareil de chauffage pour toute la maison. On gèle, le matin on doit enfiler des vêtements humides. Désagréable. Je pense aux mal-logés à longueur de lunes.

L’environnement s’est dégradé, la côte d’Azur pue son mafieux immobilier, politique… Heureuse de n’avoir plus à y revenir, une manière presque joyeuse  de faire le deuil d’une maison pleine de souvenirs agréables, désagréables, comme la vie. Seul, le ciel pleure. À Grasse, tandis que mes mains, mes bras s’occupent, je  pense au voyage à Berlin que j’ai projeté, des amis m’offrant leur appartement, durant leur absence.

Je trie les livres à emporter et tombe sur un livre oublié : Jean-Charles Legrand, JUSTICE, patrie de l’Homme.  Défenses devant les Tribunaux militaires du Protectorat 1953-1955, Casablanca, avril 1960. Le livre a été publié à compte d’auteur. De l’ordre de la nécessité intérieure.

Legrand mériterait le Panthéon pour avoir défendu au péril de sa vie une certaine idée de la France. Avocat courageux il osa non seulement dénoncer la politique française au Maroc, mais aussi la justice expéditive, à la solde d’intérêts douteux, et la torture. Il défendit, souvent gratuitement, des Marocains emprisonnés pour l’exemple, de “manière préventive”. Il se fit beaucoup d’ennemis. Le 14 juillet 1955, six-cents petits Blancs forcent les portes de son appartement pour le mettre à mort. Il se défend pistolet chargé. La police intervient mollement, avec beaucoup de retard. Jean-Charles Legrand sera écroué à la Prison Civile de Casablanca, tandis que les émeutiers continuent d’incendier, lyncher, piller..

Je commence par relire  les premières pages, une odeur de moisi me monte au nez. Comme elles font du bien à l’âme, ces pages qui sentent le moisi !

J‘élève la voix au nom de ceux que j’ai connus en ces dures années, de 1953 à 1955: ce n’était ni les grands, ni les puissants.

Je parle au nom des silencieux.

Ceux-là, ce sont les condamnés des tribunaux militaires, ce sont les fusillés d’EI Hank et de l’Adir que j’ai accompagnés jusqu’au poteau d’exécution par tant de matins blêmes. Ce sont les torturés des geôles de police. Ce sont les réclusionnaires des prisons centrales, condamnés sans mesure, pour l’exemple.

Je parle aussi au nom des humbles inconnus, ceux du douar ou de la médina, qui ne pouvaient que prier dans l’attente, de la justice inexorable — et au nom de la foule de ces mères, de ces femmes qui m’entouraient quand je quittais les prisons des villes diverses du Maroc où j’étais allé voir les leurs, et qui appelaient sur moi, — seul et inestimable salaire, — la protection de Dieu.

[…]

Ils ont subi les arrestations brutales, les matraques et les perquisitions sauvages et viles, les rafles que régularisaient des aveux trop parfaits ou les propos de mouchards diligents; ils ont été livrés au pillage des  « milices supplétives » ; ils ont été traqués et parqués. Ils ont enduré dans les lieux de police le supplice par l’électricité, par la bassine, par le pal, la pendaison par les pieds, la tête dans l’eau savonneuse, l’asphyxie lente dans certaine geôle (1), la faim et la soif pendant des jours et des mois de détention, illégale mais commode.

Aux audiences, ils ont proclamé leur volonté et leur foi. Puis, les fers aux pieds, ils ont été réveillés au petit jour et ligotés face aux pelotons d’exécution…

Quand on traverse le nazisme, ces paroles de résistance sont du nectar.

Encore un pan d’Histoire d’une certaine France à revisiter.

Legrand apporte beaucoup d’eau à mon Post-scriptum algérien. Au sujet des intérêts financiers qui s’affichent patriotiques et manipulent des petits Blancs, nous dirions aujourd’hui européens (français, espagnols, italiens, grecs…), il écrivait :

Entre 1953 et 1955, au Maroc, il ne s’agissait pas, pour les non-Marocains (2), de défendre la France: le drapeau n’était qu’un alibi, la Marseillaise, une ritournelle et la Patrie, un faux nez. Le but de cette  « politique », si on peut donner ce nom à une activité alimentaire, était le maintien par la force d’un système nourricier. Ce n’était pas la mystique de la France que servaient ces patriotes en simili: c’était la mystique de l’assiette au beurre.

Il suffirait de changer les noms propres. L’Histoire se répéterait-elle?  Quoi qu’il en soit, l’Histoire de la colonisation et celle de la décolonisation sont singulièrement répétitives quelles que soient les couleurs du drapeau. Méthodes et structures actantielles sont relativement stables.

Des intérêts économiques puissants, toujours associés à des privilèges exorbitants, portés par des individus,  organisés en réseaux,  qui sont parvenus à faire croire qu’ils incarnent l’intérêt général, toujours luttant pour persévérer dans leur être, et toujours trouvant des auxiliaires dans TOUTES les structures de l’appareil d’État (Police, Justice, Armée en particulier) et à TOUS les niveaux de la hiérarchie et dans TOUTES  les couches de la population, du plus haut au plus bas. Des individus dont les désirs de pouvoir, de domination, nourris de désirs divers et contradictoires, car le principe de division qui régit la société subsiste qui s’agglutinent, et  à un moment font bloc.

Ce sont ces liens objectifs/subjectifs entre les éléments les plus verticaux et les éléments les plus horizontaux que j’essaie de traquer. Et je le répète, quand j’emploie le terme sujet, je ne vise pas la psychologisation du politique, mais ce qui de l’individu X, Y…, se relie à son insu à d’autres individus, abolissant les frontières sociales.

Car la question reste béante de savoir pourquoi de petites gens qui n’ont jamais des cuillères assez longues  pour manger avec le diable, s’embarquent-elles dans des aventures qui ne sont pas les leurs, qui ne devraient pas être les leurs?  Qu’est-ce qui se met en scène dans ces aventures? Ça dégorge et ce n’est jamais beau à voir. Comment clarifier (au sens chimique) ces emballements qui sourcent et  dans la violence de vivre  et  dans la violence structurelle des sociétés divisées?  Violences qui nécessairement nous traversent tous. La question reste ouverte.

Un souvenir surgit. Quand, le Maroc “prétendit” à son indépendance, mon père qui n’avait aucune raison, après son internement et sa bronchite chronique,  de se sentir solidaire  des “intérêts français” au Maroc,  se contenta de compter les points. Au plus fort de la crise, Présence française, organisation de droite, qui recrutait ses gros bras chez les Italiens aussi, déclencha une grève. Mes parents crurent pouvoir ne pas en tenir compte. On les menaça d’incendier le commerce. Ils baissèrent le rideau comme les autres. Comme nous avions beaucoup de clients marocains qui venaient à 5 heures du matin et que la grève risquait de gêner, mon père rusa pour les servir.

Peu après, il reçut des menaces de mort. Je le sus, le jour où je découvris, à Grasse, dans l’armoire à linge, un revolver, enveloppé et cousu dans une étoffe avec des étiquettes couvertes de signatures. Retournant dans tous les sens cette arme momifiée dans son étoffe, j’eus, je me souviens, un haut-le-cœur. Drôle d’effet de savoir qu’on tient dans ses mains, la possibilité de donner la mort. Interrogative, je montrai ce paquet  à mon père. Il s’expliqua. Au vu des menaces de mort, la police lui avait octroyé l’autorisation d’un port d’arme. Une manière de rassurer ta mère, avait-il ajouté, car ça ne sert pas à grand chose d’avoir une arme, quand on veut te tuer…  on te prévient pas… Quand il rentra en France, il l’emporta avec toutes les autorisations d’usage, d’où sa momification. Plus tard, veuf et souffrant, il pensa qu’il valait mieux ne pas avoir ça à la maison. Il vendit l’arme au fils de notre voisine, CRS.  C’était un belle pièce. Belle  devait avoir le sens d’efficace, à condition de savoir tirer.

Les menaces venaient d’un voisin jaloux qui n’aimait pas les macaronis et qui donc profitait de la crise pour régler des comptes. La banalité même. Ma sœur, qui avait des amis de la mouvance Ben Barka, aurait souhaité  lui donner une leçon. Mon père s’y opposa avec fermeté. Pourquoi? avais-je demandé, toujours avec le  revolver-momie dans les mains. Il avait haussé les épaules, sans répondre. De fait, la question n’avait pas lieu d’être posée.

J’ai compris ce jour-là, que le refus de tuer venait de trop loin pour recevoir une explication rationnelle, philosophique. Morale. De l’ordre du refus radical, sans mot, sans justification qui sert à enjoliver. On ne fait pas çà, c’est tout.  Il n’y a RIEN à expliquer.

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* L’UTOPIE de Thomas MORE  a été rééditée par l’Abbé André Prévost, Édition authentique et intégrale de l’Utopie et des treize pièces de décryptement dans l’ordre voulu par More pour l’édition définitive de Bale, novembre 1518. Nouvelles Éditions MAME, Paris, 1978, p. 462-467. Le travail d’une vie. L’introduction est riche d’informations, entre autres, sur la genèse de l’Utopie.


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